Le Clan des irréductibles, sorti pour la nouvelle année 1971, est un film de crise morale, politique et affective. Mais, comme toujours dans les œuvres de Paul Newman, il ne s’agit pas de signer un tract, de revendiquer une appartenance politique ou de se faire l’écho d’un clan. C’est tout en subtilité, évitant les écueils du mélodrame, que le réalisateur défriche le quotidien d’une famille conservatrice de l’Oregon : grâce à tous les acteurs et au sens inné de la discrétion de sa caméra, Newman réussissait là une fresque humaine, empreinte du courage et de la lâcheté de ceux qui combattent, dans un camp ou dans un autre.
À la tête de la hiérarchie familiale des Stamper trône Henry, le pater familias, interprété par Henry Fonda, fort de son bagage représentationnel des temps de crise ‑pensons notamment aux Raisins de la colère de Ford. Les années 1930 ne sont d’ailleurs pas bien loin : c’est la classe moyenne que Newman filme, et si, en hors-champ, est tout à fait ressentie l’existence du conglomérat qui impose sa loi, il choisit de mettre en scène non seulement ceux qui refusent la dégradation du travail mais aussi ceux qui choisissent de sauvegarder leur terrain de chasse, quel qu’en soit le prix. De l’immobilité physique ‑Henry a un bras dans le plâtre- à l’immobilisme social et politique, il n’y a qu’un pas. Vivant en marge d’une petite ville de l’Oregon, les Stamper père et fils (Hank, interprété par Paul Newman, reprend le flambeau) résistent à tout : aux progrès techniques, à la compétition de la grande ville, aux revendications syndicales et à leurs propres démons. Le Clan des irréductibles s’annonce de prime abord comme un film sur la violence et la confrontation. Ces dernières sont imprimées dans le décor, hostile, de Wakonda : au milieu de eaux agitées qui entourent les maisons des travailleurs, les Stamper n’hésitent pas à mettre en danger la vie de leurs rivaux (les « socialists » id est les syndiqués pour les Stamper) et la leur. Les insultes fusent, la pluie tombe en trombes, et l’on pourrait alors s’arrêter au premier degré de la lutte, celle d’une famille conservatrice qui refuse tout compromis comme tout arrêt de travail et du syndicat qui organise un mouvement de grève et décide de stopper l’entreprise de déforestation.
Les éléments perturbateurs de la pyramide Stamper sont pluriels : le premier reste en effet cette grève, à laquelle la famille ne participera pas quitte à sacrifier leurs amitiés sur l’autel du travail ; le deuxième est le retour du second fils d’Henry, Lee, né d’une aventure, qui débarque de la grande ville après des études de trigonométrie. Le portrait politique comme le portrait familial se dresse finement : c’est au-delà des marques du traditionalisme bébête d’Henry et Hank – comme ce terme de socialist, équivalent du diable, que les Stamper mâles resservent à toutes les sauces – que Newman nous invite à regarder. Ce sont aussi les clivages simplistes qu’il surpasse : il n’y aura pas de dichotomie entre culture urbaine et culture rurale, entre bon syndicaliste martyr et conservateur entêté. Le réalisateur ne protège et ne condamne personne. Il laisse poindre, par petites touches, le mépris de classe des uns, la misogynie quotidienne, la douleur de cette Amérique figée, mourante et repliée sur elle-même. L’Amérique de Ford qui n’a pas tout à fait dit son dernier mot. C’est dans les coins que l’on voit la poussière, c’est au travers de petites scènes anodines que sortent les secrets, les oublis et les souffrances. La plus belle d’entre elles reste probablement celle de la confession de la femme d’Hank, Viv (magistrale et touchante Lee Remick) : alors que Lee, fils prodigue de retour, raconte sa tentative de suicide dans un rire de désespoir, Viv prend conscience de son enfermement, de la censure qu’elle subit, et, tout en continuant à étendre le linge des hommes qui l’entourent, frôlée par des cadres lumineux et poignants, elle entame sa renaissance. Au milieu des autres qui vivent de la destruction des forêts, des hommes qui se cherchent une virilité vaine, elle est la lumière, celle qui accueille et accepte les vaincus, celle, aussi, qui combat et vaincra dans l’ombre.
La violence, donc, est bien présente, mais, comme toujours chez Newman, elle est sous-jacente, n’apparaît que par surgissement, signe de l’obstination absolue du réalisateur à ne pas développer le moindre manichéisme ou à ne pas se laisser aller aux morceaux de bravoure politiques. C’est le refus du dramatique qui frappe dans le film : la tragédie se pose dans le réel, dans une narration en creux, dans le montage de scènes fragiles, déséquilibrées, à l’image de personnages scrutés mais jamais harcelés. Ni les Stamper ni les grévistes ne sont des victimes : ils sont tous des résistants, à la banalité parfois héroïque et parfois monstrueuse. L’intérêt que porte Newman aux êtres eux-mêmes est également indiscutable : lors des scènes de réunions ou de repas qui tournent à la confrontation, la caméra cherche tous les regards, et, si elle ne peut capter la voix de ceux (et celles, surtout) qui sont réduits au silence, elle capte leur regard, leur force d’entendement. C’est sans doute l’une des grandes forces de Newman réalisateur que celle de ne jamais devenir l’œil observateur, omnipotent, faussement neutre et réellement condescendant. Chacun a sa place et se débat pour l’agrandir ou la conserver. Mais chaque visage reste expressif, et chaque personnage une force complexe et fuyante. Rien n’est factice ou niais dans ce cinéma. Le combat, même sanglant, continue parce qu’il y a des combattants. Le Clan des irréductibles n’est ni un hommage ni une saga crépusculaire : comme son titre original l’indique (Sometimes, a Great Notion), il est parfois des concepts qui ne nécessitent pas d’argumentation ou de démonstration. L’humanité en fait partie, et l’intelligence sensible de Newman réussissait parfaitement, avec ce film pudique et réaliste, à l’apprivoiser, jusque dans sa profonde souffrance et dans son incroyable force.