Comment parler et écrire sur Les Raisins de la colère, chef d’œuvre de John Ford, adapté du non moins célèbre roman de John Steinbeck alors que beaucoup a déjà été dit ? Que décrire surtout : sa mise en scène, son contexte, son rapport à la filmographie de Ford, ou sa teneur historique et socio-politique ?
Une fable intemporelle
Les Raisins de la colère est un tableau effrayant et radical de l’Amérique rurale après le krach boursier de 1929. Avec lucidité, le film ose montrer le contrechamp négatif du libéralisme américain, comme bon nombre de projets cinématographiques de son époque, puisque la crise de Wall Street fut également une crise morale. Un an après avoir réalisé La Chevauchée fantastique, John Ford, maître du western classique, propose un versant ironiquement dégénéré de la conquête de l’Ouest, racontant les épisodes de migrations massives des fermiers vers la Californie dans les années 1930. Une « conquête » imposée donc par la misère et l’impitoyable logique capitaliste. Et dans le cas du film, concernant les personnages principaux, la tentative de reconstruction se solde par des échecs successifs. Son récit, entre chronique familiale (dont l’enjeu est autant la survie de groupe que le maintient et la cohésion des liens entre ses membres) et road movie (la traversé des grands espaces), raconte l’histoire de fermiers, les Joad, expulsés de leur terre par leurs créanciers à cause des récoltes qui tardent à arriver. « La banque… le monstre a besoin de bénéfices constants. Il ne peut attendre. Il mourrait. Quand le monstre s’arrête de grossir, il meurt. » La plume de Steinbeck, imagée et naïve comme un conte pour enfants, pose d’emblée toute l’horreur de ce récit de survie, que John Ford sait mettre en image avec une virtuosité sobre et camouflée, en grand conteur qu’il est, spécialiste de la « mise en scène invisible », comme l’a écrit François Truffaut. Il y a par exemple une scène, en début de film, où l’on voit la famille Joad se préparer à partir, après avoir reçu leur avis d’expulsion. Juste avant de partir, « Ma », la mère, brûle les différents souvenirs familiaux. Au lieu de sombrer dans le pathos facile, la scène est admirable dans sa signification sur la déchéance et l’humiliation de la famille, qui préfère se séparer de tout ce qui a fait sa fierté et sa stabilité, pour mieux repartir à zéro.
Il y a pourtant une différence de ton entre le roman et le film, et ce dès les premières secondes, quand Ford n’hésite pas à forcer les traits de caractère de ses personnages, via un jeu d’acteur un peu burlesque et excessif, pour atténuer la misère environnante bien appuyée dans le roman de Steinbeck. Seul le regard mystérieux et grave de Henry Fonda nous maintient dans un état d’alerte constant. L’acteur, figure majeure de l’héroïsme dans le cinéma américain, incarne un héros usé et lui aussi perverti, ex-détenu condamné pour homicide. Et c’est son regard constamment ébahi et incrédule qui sert plus que jamais de point de repère, aujourd’hui, pour ceux qui découvriraient le film. Tout juste sorti de prison, il découvre les ravages économiques que les mauvaises récoltes ont entraînés, et doit alors se frotter à la logique imparable de l’offre et la demande.
La quintessence du classicisme hollywoodien de l’avant-guerre
Dépossédée de son terrain, la famille Joad, dont on suit le parcours, tente alors un exode à travers l’Amérique pour trouver un travail qui permettrait de nourrir convenablement tout le monde. Durant ce road trip, chaque personnage rencontré est dépeint par des traits de caractères bien spécifiques et archétypaux, imitant les césures classiques empruntées au conte, avec une opposition bons pauvres/méchants riches et policiers brutaux. Mais la précision de la mise en scène de Ford, associée à sa connaissance de la misère dans son Irlande natale, permettent à l’œuvre de ne jamais être désuète et de garder toute la puissance de son propos, plus de soixante-dix ans après. Ford n’hésite pas, en effet, à tenter des techniques osées pour l’époque, comme filmer dans le noir, et jouer des effets d’ombres et de contre-jours, conférant ainsi à son image une photographie d’une implacable justesse. Dans un souci documentaire, il n’a jamais voulu se laisser dominer par la géographie des grands espaces américains et de leur formidable lumière esthétisante.
Et pourtant, dans ses compositions de cadre aux décors crasseux et délabrés (mais pas trop tout de même, les néoréalistes italiens ne sont pas encore passés par là), l’émotion surgit, magnifique et puissante, et l’image est embellie, entre la force du discours militant et la crainte constante de ses personnages. Et c’est le formidable et sidérant travelling lors de l’entrée du premier camp qui cristallise à la perfection cette démarche, à la fois sobre et chargée d’une émotion dramatique effroyable. Les fermiers du camp de fortune, immobiles comme des morts vivants, fixent la caméra qui avance, point de vue des Joad, surpris et effrayés par tant de misère. Alors que le film avait jusqu’alors proposé uniquement des plans fixes et des panoramiques latéraux, comme pour balayer les enjeux, englober l’environnement, et poser le cadre de l’action, ce plan rompt brutalement avec le découpage, en nous faisant pénétrer au cœur du récit, dans le point de non retour, dans ce camp où tous les espoirs s’évanouissent. À partir de cette scène, la colère de Tom Joad, incarné par Fonda, ne cesse d’augmenter, et celui-ci, finalement, décidera de quitter le groupe au risque de mettre en péril sa cohésion, et ce pour une cause supérieure au destin de la famille. Cet héroïsme-là, au service du collectif et de la nation, John Ford n’a cessé de le travailler et de le magnifier tout au long de sa carrière. Les Raisins de la colère n’est donc pas qu’un simple réquisitoire, mais l’œuvre d’un artiste et d’un poète, « de ceux qui ne prononcent jamais le mot “art” et le mot “poésie” » (François Truffaut), qui a su employer tout son savoir-faire esthétique et sa sensibilité artistique pour mettre en scène de la manière la plus épurée et la plus juste ce récit intemporel.