Acteur reconnu, Paul Newman fut aussi un excellent réalisateur, comme le prouve la reprise inespérée de son troisième film. Adapté d’un texte de Paul Zindel, De l’influence des rayons gamma sur le comportement des marguerites est une œuvre d’une beauté irradiante, servie par un trio d’actrices absolument épatantes.
Du grand Paul Newman, le public ne retient généralement que ses prestations en tant qu’acteur les plus marquantes du Gaucher à La Couleur de l’argent, en passant par Marqué par la haine, La Chatte sur un toit brûlant, L’Arnaque ou encore Le Verdict. Marié à l’actrice Joanne Woodward (oscarisée pour son interprétation dans Les Trois Visages d’Eve, sans rapport avec le chef d’œuvre de Mankiewicz), Paul Newman est devenu au fil des décennies une légende du cinéma hollywoodien, à l’instar de ses collègues Marlon Brando et James Dean. Acteur politiquement engagé et connu pour ses positions progressistes, le principal interprète de L’Arnaqueur est pourtant définitivement entré dans la cour des grands en prenant le risque de passer derrière la caméra. Mais bien loin des caprices de stars qui se rêvent un jour cinéastes, Paul Newman a fait le choix de tourner le dos aux productions coûteuses pour porter des projets formellement ambitieux et d’un humanisme à la fois complexe et lucide. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’année 1968 est celle de son premier film, Rachel, Rachel, bouleversant portrait de femme (déjà incarné par Joanne Woodward) porté par d’étonnantes fulgurances formelles et injustement oublié aujourd’hui. L’aventure se poursuivra en 1970 avec Le Clan des irréductibles (que son auteur reniera par la suite), L’Affrontement en 1983 et La Ménagerie de verre en 1987.
En 1972, lorsqu’il décide d’acheter le texte de Paul Zindel, De l’influence des rayons gamma sur le comportement des marguerites, Paul Newman souhaitait trouver « un rôle impossible à jouer pour [sa] femme », ce à quoi le festival de Cannes de 1973 répondit par un prix d’interprétation féminine totalement justifié. Il faut dire que Joanne Woodward campe avec une étonnante justesse Beatrice Hunsdorfer, une femme de 40 ans borderline, mère de deux jeunes adolescentes qu’elle tente d’aimer comme elle peut, parfois avec excès, souvent avec maladresse. Loin d’une Gena Rowlands dans les films de Cassavetes (où le dérèglement vient souvent du trop-plein d’amour comme par exemple dans Une femme sous influence), ce sont ici le vide et l’aigreur qui rythment les frasques de cette mère de famille. Entre l’amertume infinie d’avoir été quittée par un mari mort peu après et la médiocrité d’un quotidien où les problèmes d’argent obligent à héberger une vieille femme abandonnée par sa propre famille, Beatrice se confronte à chaque instant aux personnalités de ses deux filles : Ruth, d’un côté, adolescente de 17 ans, mature, émancipée et extravertie, et de l’autre, Matilda, 13 ans, jeune fille complexée et taciturne que la confiance d’un professeur de biologie finira par révéler à elle-même.
Ce qui fait toute la force du film, au-delà de l’étonnante composition des trois actrices et la beauté des dialogues, c’est cette ambition formelle teintée d’un humanisme débordant d’humilité avec laquelle le réalisateur capte le quotidien de ses personnages. Bien que le film ait une durée standard d’une heure quarante, Paul Newman sait faire preuve d’une patience exemplaire pour discerner toutes les ambiguïtés de cette histoire. Retenue et étonnamment fluide, la mise en scène fait du détail – et surtout de l’expression des visages – un véritable discours sur la condition humaine : on retiendra par exemple la détresse de la mère lorsqu’elle découvre que sa fille la caricature à l’école ou encore le regard fixe d’une vieille femme abandonnée à son triste sort. Ici, tout n’est question que de subjectivité et, à l’image de ce titre énigmatique, c’est bel et bien le regard du réalisateur qui irradie ces pousses mal dégrossies pour en faire de belles et modestes fleurs dont le parfum continue de se diffuser après le générique de fin.