Réalisé en 1943 dans les studios de la Continental, Le Corbeau s’inspirait d’un fait divers des années 1920 pour filer la métaphore bien plus contemporaine du pays malade. La ville de Montfort-L’Amaury, cette « petite ville, ici ou ailleurs », devenait le symptôme symbolique du brouillage des frontières morales et humaines. La censure allemande comme les procès d’après-guerre qui condamnèrent le film, son réalisateur et ses acteurs à des peines plus ou moins lourdes n’avaient probablement pas saisi la portée métonymique du film, et sa profondeur incroyable.
Curieux destin que celui du Corbeau, qui met en scène le zèle français de la délation et les effets funèbres de la rumeur, monstre véritable et haletant s’amplifiant de lettre en lettre et de scène en scène. Tourné en 1943 dans les studios de la Continental gérés par l’occupant allemand, le film a été brocardé de toutes parts, mais, curieusement, n’a été censuré qu’à la Libération. Vivement critiqué par le gouvernement de Vichy qui préférait aux contes moraux pessimistes les comédies légères, Le Corbeau a réussi, sous l’Occupation, à sortir sur les écrans, mais en sera banni après le débarquement. Son réalisateur sera lui-même interdit de tournage pendant deux ans ; Pierre Fresnay et Ginette Leclerc feront même quelques jours de prison pour collaborationnisme. La logique ironique de l’histoire veut que Clouzot ait justement conservé une certaine liberté au sein de la Continental, sur laquelle Vichy n’avait aucune prise et bien qu’il ait démissionné deux jours avant la sortie : c’est sans doute la seule raison pour laquelle les critiques de la presse résistante ont vitupéré le deuxième long-métrage du réalisateur de L’assassin habite au 21, allant même, sous la plume de Georges Sadoul, jusqu’à comparer le film à Mein Kampf. La bêtise, l’incertitude, la déshumanisation des temps de crise et de trouble, voilà exactement ce que Clouzot filmait pourtant.
Le Corbeau s’inspire donc d’un fait divers corrézien de 1922 pour livrer au spectateur de 1943 une sorte de fable morale sans didactisme sur l’obligation d’un peuple à juger ses actes, à revenir sur ses propres démons sans pouvoir les justifier par la présence d’un diable omnipotent. Aucune référence à l’occupation ou à l’occupant n’est évoquée ici : le diable n’est pas étranger, il est dans chacun des personnages, tour à tour victimes, bourreaux, anges et bêtes. Le conte se déroule dans un village lambda ‑bien que les scènes extérieures aient été tournées en Seine-et-Oise‑, maison de poupée trahissant les contradictions les plus universelles, les luttes les plus acharnées entre bien et mal. Oiseau de mauvais augure annonçant la mort prochaine, le corbeau est aussi le délateur qui colporte la rumeur et déterre les passions. Tout comme ce panorama d’ouverture qui, se rapprochant d’un cimetière, n’en sort que pour s’arrêter sur le clocher de l’église du village, les personnages sont cloisonnés, incapables de choisir entre l’ombre et la lumière, malades de leur humanité branlante. Clouzot présente ses différents personnages comme une kyrielle d’âmes perdues : le Dr Germain (Pierre Fresnay), qui refuse de dévoiler son passé, réussit à sauver une mère d’un accouchement difficile, mais pas l’enfant. Son supérieur, le Dr Vorzet (Pierre Layquey) se pique à la morphine. L’infirmière en chef et belle-fille de celui-ci, Marie, lui vole ses doses à l’hôpital tout en accusant sa propre sœur d’infidélité sans aucun fondement. D’autres mentent, comme Denise, l’infirme séductrice, qui prétend tomber malade et se joue du Dr Germain.
Le terrain est là. Le glas a sonné, ou le tocsin. Et quand le corbeau envoie sa première lettre, il agit comme l’étincelle sur le petit bois sec, et enflamme le village qui se prend au jeu, en accepte les règles par lâcheté, et y participe activement par faiblesse morale. Il est évident qu’avoir choisi un hôpital comme espace central du film n’est pas anodin : l’hospice du village dans lequel personne ne soigne plus personne ‑Marie remplace la morphine d’un cancéreux par de l’eau distillée pour pouvoir voler le médicament- est détourné de sa fonction première, est le lieu de la crise. C’est ici que la maladie métaphorique prend toute son ampleur, c’est ici que le corbeau fera sa première victime. Et la maladie se répand vite, trop vite : si ce n’est le Dr Germain, ce sera Marie. Si ce n’est Marie, ce sera Denise. Et ainsi de suite, jusqu’à ce que quelqu’un fasse la lumière, au prix du sang. Car si Le Corbeau est une fable, il développe également un pessimisme radical : la seule réponse apporté au corbeau sera la vengeance, non la justice. Au pays de la déraison, tout le monde se méfie, se toise, s’accuse. Et quand le raisonnement meurt, l’humanité la suit. Et le film ne file pas seulement la métaphore du flou moral contextualisé dans ses personnages ou dans ses dialogues, symboliques de l’abandon de la parole au mensonge, à la spéculation et à la menace.
Le Corbeau est aussi une leçon de la mise en scène de ce flou et du rendu de l’effacement des frontières à l’image. La structure du film est, tout d’abord, très précise : il commence sur la naissance d’un mort-né, est coupé à sa moitié par un enterrement, et se conclut sur le départ, en plein soleil, de la main vengeresse qui met un terme aux agissements du corbeau. Entre chaque étape, le rythme ne tombe jamais, car le mal ne donne aucun répit à ses victimes, et ne prend ici jamais de repos avant le trépas. Mais une scène, très célèbre pour son extraordinaire jeu sur le clair-obscur, reste particulièrement impressionnante : le Dr Vorzet (l’agent de propagation du mal) affronte le Dr Germain, représentant fictif de Clouzot. Le premier fait basculer une ampoule qui se balancera pendant quelques minutes : l’ampoule incarne un bien qui flanche, et représente la profonde ambiguïté de chaque être humain que Germain renie. Tantôt dans l’ombre, tantôt dans la lumière, le juste est confondu, se brûle en essayant de stopper la lampe, et ne pourra vaincre l’ombre tant qu’il n’en aura pas exposé sa propre part en pleine lumière. Clouzot ne mettait pas seulement en scène l’ambivalence de ses personnages et des crises qu’ils surmontent ou non, il insistait ici sur l’extrême difficulté du choix, sur l’extrême difficulté et le courage d’assumer sa liberté. C’est ce que n’ont pas vu les Georges Sadoul de l’époque : au milieu du tableau noir, Germain accepte cette liberté non comme un poids, mais comme une chance. Il est finalement le seul à ne pas se brûler aux flammes de la rumeur, et il sera enfin celui qui découvre et le coupable, et la main vengeresse. Ironiquement, le slogan du film était, à sa sortie : « La honte du siècle : les lettres anonymes !» Au milieu des détracteurs, Clouzot avait pourtant compris et filmé qu’on « ne peut pas sacrifier l’avenir au présent ». C’est la dernière parole d’une œuvre résolument clairvoyante et désespérément humaine.