Quai des Orfèvres débute par un magistral emboîtement de mini-séquences, liées entre elles par la continuité de la chanson grivoise (« Avec son Tralala ») que répète la chanteuse de cabaret Jenny Lamour (Suzy Delair), avec son mari Maurice Martineau (Bernard Blier) qui l’accompagne au piano. Depuis le studio où la chanson est proposée à l’artiste par un éditeur libidineux, jusqu’à la scène où elle l’interprète devant un public masculin conquis, le film nous fait passer par plusieurs lieux intermédiaires (la salle de répétition, l’appartement du couple, etc.), en manifestant, à chaque « halte » temporaire, la séduction sciemment exercée sur les hommes par les postures équivoques de Jenny, et la souffrance rentrée de Martineau, réduit au rôle d’observateur inquiet du « succès » ambigu de sa femme. Dans le même « mouvement de montage », cette implacable entrée en matière décrit à la fois la tourbillonnante frénésie du monde du spectacle (on passe en une minute des premières répétitions à la représentation finale) et la relation mouvementée entre les deux époux/performeurs, l’une (Jenny) assumant parfaitement de charmer les hommes pour favoriser sa carrière, l’autre (Maurice) malade d’angoisse à l’idée qu’elle puisse finir dans les bras d’un autre. C’est ainsi que le film installe les principaux ingrédients d’un drame de la jalousie appelé à se transformer en intrigue criminelle, l’étau policier se refermant progressivement sur Martineau après qu’on ait trouvé assassiné un des « prétendants » de Jenny.
Cet épisode-là sera lui aussi amené par un montage de courts fragments où, d’un espace-temps à un autre, le couple Martineau semble poursuivre la même conversation houleuse sur l’attitude équivoque de Jenny et la nature exacte des intentions dudit prétendant, l’influent producteur Brignon (Charles Dullin). Cette séquence est organisée à travers une succession de portes que l’on ouvre et que l’on ferme nerveusement, telle une succession de « seuils » à travers lesquels circule, en se renforçant à chaque étape, l’énergie noire et colérique qui propulse Martineau au-devant de Brignon (en se faisant ouvrir deux nouvelles portes, celle du restaurant et, à l’intérieur de celui-ci, celle du cabinet particulier dans lequel le vieillard attendait Jenny), et au-devant de son destin aussi bien : c’est à cette occasion que Martineau prononce devant témoins les menaces de mort qui pèseront si lourd contre lui lorsque Brignon sera retrouvé assassiné.
On retrouve fréquemment, dans la filmographie de Clouzot, ce procédé consistant à « filer » un même enjeu thématique à travers un montage fragmentaire de plusieurs séquences très brèves. C’est cependant dans Quai des Orfèvres que ce procédé formel et narratif, qui a pour effet de lier divers espaces-temps par la continuité d’une même action et d’une même « atmosphère », trouve son expression la plus insistante et accomplie : il y constitue une force vectorielle qui conduit, tout au long de son tragique itinéraire, un homme soumis aux tourments d’un affect jaloux torturant.
Vers sa destinée (déterminée)
Une autre de ces forces est constituée par la lumière, la photographie d’Armand Thirard usant du clair-obscur afin de traduire plastiquement les conflits intérieurs du héros, composant au passage des images parfois inoubliables : par exemple, celle du puits de lumière coulant (assez « magiquement ») depuis le plafond d’un appartement plongé dans l’obscurité, alors que Martineau prend connaissance de l’adresse du domicile de Brignon, écrite sur un papier caché par Jenny ; c’est donc baigné par cette sorte de « lumière divine » malfaisante qu’il prend le chemin luciférien du meurtre (même si les circonstances ne lui donneront pas l’occasion de passer à l’acte, l’amant potentiel étant déjà mort à son arrivée). Et durant son trajet jusqu’à l’adresse fatidique, c’est son ombre, cette part obscure de lui-même produite par la lumière, qui le précède en permanence, semblant traîner derrière elle un personnage tragique au sens premier du terme, dénué de tout contrôle sur son destin. Associé au montage de courts fragments décrit plus haut, cette poétique expressionniste de la lumière fait éprouver, avec une puissance rarement égalée au cinéma, la dégringolade morale d’un homme en proie aux puissances sombres et brûlantes de son âme.
Mais pour revenir de la maison du crime où ses affects l’ont conduit, c’est une autre affaire. Sa voiture ayant été dérobée, Martineau doit prendre au pas de course la direction de l’Eden, le théâtre de variétés dans lequel il est censé se retrouver à la fin de la représentation pour assurer son alibi. Mais aussi bien à l’entrée du métro (où le flot des passants quittant la station empêche temporairement Martineau d’y pénétrer) qu’à celle du théâtre (où la sortie du public retarde encore sa propre entrée), l’architecture dramatique et scénographique du film ne cesse à présent d’exposer le protagoniste à des courants contraires, comme s’il devait remonter un fleuve hostile. À côté des courants électriques qui sculptent les ombres, il y a donc aussi dans l’espace du film des mouvements énergétiques, comparables aux courants fluviaux, qui contraignent puissamment les parcours des corps.
On le voit, ce qui intéresse Clouzot, ce n’est pas seulement la belle ouvrage décorative (on sait avec quelle attention il supervisait la conception des décors de ses films), mais bien la relation entre les différentes « pièces » de la vaste architecture d’ensemble composée par le film entier, dans laquelle chaque espace d’action est avant tout pensé dans son rapport dynamique avec les autres, afin de soutenir un projet formel courant sur l’ensemble du film : ici, l’expression de l’intériorité psycho-affective d’un homme maladivement jaloux, et la matérialisation sensible des forces intangibles qui, à partir de ce « feu intérieur », le déterminent de façon irrépressible.
Le Désir et la Loi
Plus loin dans le film, lorsque Martineau menace d’être à nouveau emporté par ce courant énergétique malsain qui le propulse sur la piste de sa femme, alors qu’il s’élance à la suite de celle-ci qui vient de quitter l’appartement, il tombe immédiatement nez-à-nez, à peine la porte ouverte, sur un « barrage » composé par le groupe de policiers venus le mettre en état d’arrestation, et qui stoppe net sa progression. Nettement antiréaliste (comment Jenny a‑t-elle pu passer quelques secondes plus tôt au même endroit sans remarquer lesdits policiers ?), la scénographie n’en est que plus frappante dans les termes spatiaux-dynamiques d’une circulation de l’énergie pulsionnelle : il fallait ce « barrage » (et la mésaventure morale qu’il implique) pour arrêter le mouvement sensible de la folie de Martineau.
Ainsi se construit la saisissante expression plastique d’un destin de Film noir, pour lequel la présence de la Loi devient peu à peu la norme, imprégnant de plus en plus le milieu de vie du protagoniste : plus l’inspecteur Antoine (Louis Jouvet) s’enfonce, au cours de son enquête, dans l’habitat naturel de Martineau, celui des spectacles de scène (il reconstitue le parcours de Martineau à l’Eden le soir du meurtre), plus il rassemble les indices qui obligent ce dernier, en sa qualité de suspect principal, à parcourir, de façon de plus en plus fréquente et inquiétante, les locaux de la PJ, à savoir l’habitat naturel d’Antoine. À un autre moment dans le film, on voit Martineau, au tout début d’une scène, réagir subitement, effrayé, à la porte claquée par Antoine à la toute fin de la scène précédente, dans un espace complètement différent : Martineau se trouve dans son appartement, Antoine à la PJ, c’est le montage du film qui les réunit, et qui traduit (en l’amplifiant de façon panique) l’emprise du policier à la démarche de vautour sur ce common man de Film noir qui constitue sa proie du moment.
Ce qui circule également entre les différents lieux, c’est le froid du mois de décembre parisien, qui, contrastant avec l’incandescence des passions en jeu, s’immisce dans les intérieurs des deux principaux écosystèmes sociaux explorés par le récit : le monde du spectacle de scène (tout le monde répète emmitouflé), et celui du commissariat de la police judiciaire (dont l’adresse donne son titre au film) saisi dans les festivités du réveillon. On retrouve ici portée à son paroxysme la sensibilité climatologique du cinéma de Clouzot – dont la première heure du Salaire de la peur, dans le cloaque moite et caniculaire de Las Piedras, pourrait constituer le versant « chaud ». Quai des Orfèvres est à l’inverse un vrai récit d’hiver, une sorte de « conte de Noël » accablant, qui n’accordera une grâce inespérée (et provisoire) à son protagoniste qu’après l’avoir mené au fond d’une poignante descente aux enfers.
Dimensions dramatique et satirique
À ce niveau, la cohabitation de l’intrigue criminelle avec le monde de la scène est décisive, notamment en ce qui concerne les jeux avec l’espace sonore : c’est elle qui permet à l’orchestre de la salle de cabaret « L’Eden » de ponctuer en live la sortie des lieux par Martineau (qui n’y traînait que pour se constituer son alibi), par un roulement de tambour et un claquement de cymbales qui chargent d’une dimension ironique et artificielle le stratagème du petit pianiste ; c’est elle encore qui justifie qu’un orchestre de cordes accompagne de son assourdissant et crissant tintamarre le premier interrogatoire que l’inspecteur Antoine fait subir à Martineau dans une salle de bal (l’orchestre étant bien visible en arrière-fond dans les plans sur ce dernier, comme une manifestation palpable de son angoisse bouillonnante).
Ces deux exemples nous permettent de mesurer l’équilibre miraculeux trouvé par le film, qui parvient à épouser de façon ultra-empathique les soubresauts émotionnels du personnage de Martineau, tout en construisant une distance morale bienvenue vis-à-vis de sa condition d’homme gouverné par ses pulsions. À cet égard, Quai des Orfèvres se révèle un film encore mieux maîtrisé que Le Corbeau, le précédent film de Clouzot, dans lequel la satire l’emportait de beaucoup, charriant avec elle une certaine raideur dans le traitement des personnages et de l’action.
Souvent dépeint (voire caricaturé) comme un cinéaste de l’enfermement fasciné par les lieux clos, Henri-Georges Clouzot se révèle avant tout dans Quai des Orfèvres, film où tout circule en permanence, comme un merveilleux orchestrateur de mouvements, d’affects et d’énergies. Habitée par un souffle froid qui imprègne les murs autant qu’il les « abat » (rendant les différents espaces de l’action poreux les uns aux autres), cette œuvre est menée avec une confondante science du rythme et de la dramaturgie. Si l’on ajoute qu’elle présente en plus une délectable variété de jeux d’acteurs (hallucinante création d’un Louis Jouvet méconnaissable qui « mange » presque la seconde moitié du film, faconde efficace de Suzy Delair dans un rôle plus archétypal de « cocotte cynique au grand cœur », et mention spéciale à l’underplay frémissant de Bernard Blier, parfaite traduction de la fragilité intérieure de son personnage), on comprend que, situé au firmament d’une filmographie atypique et passionnante, Quai des Orfèvres continue aujourd’hui d’éclairer, comme un soleil noir, les abîmes intemporels qu’il fouille à l’intérieur de l’âme humaine.