Après avoir dépeint avec férocité la France de l’Occupation (Le Corbeau, 1943), c’est dans la France de la Libération qu’Henri-Georges Clouzot choisit de transposer l’intrigue principale de l’Histoire du Chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut, le roman de l’Abbé Prévost, écrit deux siècles plus tôt. Et c’est peu dire que cette France-là, peuplée d’arrivistes et de débauchés, ne surpasse pas moralement la première avec ses notables hypocrites et sa plèbe lyncheuse. Cette société corrompue de l’après-guerre (qui se substitue à celle de la Régence où se situe l’action du roman) constitue donc l’arrière-plan d’un fiévreux mélodrame, dans lequel la passion amoureuse de deux jeunes gens se heurte à la trivialité du monde de l’argent et des plaisirs, et en ressort à la fois abîmée et sublimée.
Redécouvrir Manon
La rétrospective consacrée à l’œuvre de Clouzot par la Cinémathèque française est l’occasion ou jamais de découvrir en version restaurée (également diffusée en DVD par les éditions Montparnasse) ce beau film, longtemps mésestimé, dans lequel le cinéaste porte à leurs paroxysmes plusieurs des thèmes qui parcourent sa filmographie. Outre une satire sociale particulièrement acide, on y retrouve notamment le motif de l’homme jaloux et de la femme volage, également central dans Quai des Orfèvres (1947) et plus tard dans La Vérité (1960). Mais c’est sans doute dans Manon que ce sujet est traité avec la plus grande intensité et la plus grande cruauté. En livrant, à travers le point de vue quasi exclusif de son héros, une vision particulièrement panique du rapport entre les sexes (qui semble ne pouvoir se concevoir que sur le mode de la fascination ou celui de la répulsion), le film s’apparente à un véritable traité moraliste sur le masochisme amoureux masculin.
Cette dimension de l’œuvre prend place à l’intérieur d’une ambitieuse construction dramatique. Passagers clandestins d’un cargo en route vers Israël, Robert (Michel Auclair) et Manon (Cécile Aubry) sont bientôt découverts, et contraints, pour échapper au débarquement et à la prison, de faire le récit de leurs malheurs passés au capitaine du vaisseau. À partir de cette situation première, le film raconte en flash-backs leur rencontre à la fin de la guerre dans un village sinistré de Normandie, leur voyage jusqu’à Paris, et là, leurs tentatives pour survivre dans un monde vicié, entre marché noir et prostitution. Il raconte aussi, à chaque étape, comment une Manon aux mœurs légères et dépensières ne cesse d’échapper à un Robert au caractère sérieux et soumis, contraint de continuellement s’accommoder de la duplicité de son aimée, et qui ne cesse en retour de la traquer pour la ramener dans son giron, allant pour cela jusqu’à tuer un homme (c’est la raison de la fuite du couple vers une nouvelle terre).
Poétique des lieux
Outre l’intensité sensuelle et le déséquilibre affectif qui la caractérisent, la relation entre Robert et Manon est donc également sous-tendue par l’impermanence, le mouvement continu, comme en témoigne la frénétique succession des lieux à travers lesquels le film balade les deux amants. Cela commence en Normandie, dans la cathédrale en ruines à l’intérieur de laquelle Robert, jeune engagé F.F.I., est chargée de maintenir Manon prisonnière, en attendant son procès (elle a couché avec des Allemands, et vient d’échapper de justesse à la « tonte » promise par des villageois rancuniers). C’est dans les structures labyrinthiques de ce fabuleux décor qu’il la rattrape lorsqu’elle cherche à s’échapper, en une saisissante préfiguration de leur relation à venir (où il ne cessera de lui courir après, désorienté). C’est également là, dans ce qui fut un lieu sacré, que les deux protagonistes, comme seuls au monde, finissent par s’embrasser et se prêter serment, tels de jeunes mariés recevant une sorte de grâce divine dévoyée (on retrouvera d’ailleurs à la fin du film, au cœur du désert palestinien, un écho terminal de ce décor ecclésiastique, avec un paysage de cactus évoquant les « vivants piliers » d’une sorte de temple naturel).
Cette poétique des lieux habités, habituelle chez Clouzot (où les décors en disent toujours long sur les personnages, leurs situations, leurs possibles sociaux et affectifs), se poursuit dans la bicoque abandonnée où ils font l’amour la première fois la nuit de leur cavale ; un lieu dont le faisceau lumineux de la lampe-torche de Robert ne livre que des fragments, arrachés au noir environnant, tout en composant une sorte de halo « nuptial » autour de la silhouette de Manon. Elle passe également par une succession d’intérieurs parisiens équivoques, comme cette chambre « japonisante » à la décoration suggestive, située à l’intérieur du bordel dans lequel Robert découvre que Manon vend ses charmes, où il commence par lui cracher son dégoût au visage, et où il finit par se laisser convaincre de rester pour lui faire l’amour, comme s’il était un de ses clients. Cette poétique aboutit enfin à un appartement parisien en travaux, trop grand et trop cher, dans lequel les amants s’installeront pour combler les aspirations bourgeoises de Manon, et dont l’entretien se révélera une importante source d’ennuis pour eux, trop pauvres pour le conserver sans le secours d’entrées illicites d’argent. D’un bout à l’autre du film, il semble donc que Robert et Manon ne peuvent s’étreindre que dans des lieux en transition, en ruines ou en chantier, qui ne leur appartiennent jamais vraiment. C’est le drame de leur couple brinque-branlant que d’être en permanence ballotté d’un espace à l’autre, et que ces espaces ne soient jamais finis, achevés – ou alors par le bon-vouloir des amants de Manon (comme ce colonel de l’armée états-unienne qui leur offre de quoi décorer leur logement).
Un couple dans la ville
Posant assez crûment la question de la possibilité de vivre l’amour quand l’argent vient à manquer, le film insiste aussi beaucoup sur l’influence nocive que le Paris de la Libération exerce sur le destin du jeune couple. Les premiers pas dans la capitale de Robert et Manon sont montrés à travers une enfilade de mini-scènes qui semble les propulser d’un intérieur à l’autre, avec une escalade dans le luxe des environnements corrélative d’une surcharge figurative dans les images : plus le couple, entraîné par ses riches amis combinards, « s’élève » socialement, plus Robert doit s’accommoder de la contrepartie de cette ascension, à savoir le nombre de plus en plus élevé d’hommes entourant Manon de leur sollicitude. Mais il ne s’agit pas seulement d’exposer un mécanisme social : à l’issue de ce parcours spatio-temporel, on comprend que la progressive raréfaction du volume d’air dans la composition des images a aussi pris en charge l’anxiété et l’étouffement grandissants de Robert, qui regrette de plus en plus le temps de sa rencontre avec Manon ; eux qui ont commencé leur histoire d’amour seuls au monde (dans les ruines de l’église en Normandie, puis dans la maison abandonnée en pleine campagne), la capitale les fait en effet passer dans des espaces de plus en plus pathogènes et surpeuplés, mettant en péril leur relation.
On mesure alors tout le « courant » contraire accumulé que « remonte » Manon à la fin du film, lorsqu’elle s’embarque in extremis à la suite de Robert dans le train pour Marseille, et qu’elle doit, pour le retrouver, traverser péniblement plusieurs de ces espaces surpeuplés (en l’occurrence, des wagons successifs remplis de passagers entassés les uns sur les autres). C’est parce qu’il survient à la fin de ce parcours d’ensemble tracé à l’intérieur du film entier, que l’on peut dire que le moment où Manon arrive finalement à hauteur de Robert pour se jeter dans ses bras (cela coïncide avec l’irruption d’un spectaculaire jet de fumée qui épouse leur émotion et les isole de ce monde surpeuplé) constitue la scène la plus intensément mélodramatique et passionnée du cinéma de Clouzot. C’est aussi la seule dans laquelle le réalisateur nous donne pleinement accès à la subjectivité sentimentale du personnage de Manon, auquel le film, quasi-exclusivement branché sur le sismographe émotionnel du personnage de Robert, ne fait par ailleurs guère de cadeau.
Itinéraire moral
En effet, ce que montrait le film jusqu’alors, c’est que, collant aux basques d’une Manon ingénument dévouée aux multiples plaisirs de la vie (et prête à tout pour obtenir l’argent nécessaire à leurs accomplissements), la vie de Robert s’apparentait à une succession de dérapages et de transgressions morales, souvent marqués dans la bande-son par l’usage expressif des bruits hors champ. Lorsque, séquestrée dans l’église, Manon évoque auprès de Robert (alors son geôlier, qu’elle tente de séduire), une « première balade » qu’ils pourraient faire ensemble s’il la laissait partir, on entend au loin le son d’une voiture dont les pneus crissent parce qu’elle dérape. C’est le moment que choisit Robert pour dissimuler Manon à ses supérieurs, lui permettant d’échapper au procès. L’environnement sonore a donc donné le signal pour que dérape à son tour la vie de Robert, le détournant de sa voie de soldat ; il vole d’ailleurs un véhicule à ses camarades pour s’enfuir avec Manon. Ce bruit de dérapage, on le retrouve à l’autre extrémité de son parcours, surgi du film passant sur l’écran d’un cinéma mitoyen, lorsque Robert se compromet définitivement en prenant la décision de tuer Léon (Serge Reggiani), le frère de Manon. La passion amoureuse de Robert cause ainsi sa perte, à l’issue d’un itinéraire moral et affectif parsemé de déconvenues et d’humiliations, qui l’aura conduit à tremper lui-même plus d’une fois (plus ou moins consciemment) dans la boue remuée par sa compagne.
Mais son apparente sévérité moraliste n’empêche pas Manon d’être par ailleurs, à l’image de son héroïne (qui pèche « sans malice » mais avec grande habileté), un film d’une grande vivacité et d’une profonde expressivité, qui construit un discours amoureux et sexuel d’une franchise inhabituelle dans le cinéma de l’époque ; la dépendance charnelle des deux amants est notamment évoquée sans détour, comme une composante essentielle de leur relation. C’est enfin un film dans lequel Clouzot, après avoir accompagné ses personnages dans les recoins sombres et décadents de Paris, les débarque brutalement dans le désert israélien (un autre « Nouveau Monde », remplaçant l’Amérique du roman), aménageant pour eux, dans le sable et le soleil, un final grandiose qui synthétise tout le romantisme morbide de leur malheureuse histoire. L’effet produit par Manon, c’est aussi celui de cette radicale ouverture spatiale et lumineuse intervenant à la fin d’un parcours en intérieurs clos et surchargés ; c’est celui de cette brève aventure surréaliste, remplie de connotations mythologiques (imaginaire de la Terre promise, oasis filmé comme l’Eden, Enfer du désert, etc.), qui hisse au rang de tragédie ce qui s’apparentait jusqu’alors à un éprouvant « mélodrame de la jalousie ».