« Rien ». C’est le dernier mot que souffle Jo (Charles Vanel), quelques minutes avant que le camion où il se trouve, transportant plusieurs jerrycans de nitroglycérine destinés à éteindre l’incendie d’un gisement de pétrole, atteigne enfin sa destination. « Rien », c’est le bout du périple que raconte patiemment le film : le grand rien vers lequel chacun s’achemine. Pour autant, le versant abstrait qu’embrasse Le Salaire de la peur ne s’accomplit qu’à la condition d’une approche concrète de l’action et de la matière, Clouzot étant un cinéaste métaphysique qui appréhende toujours la circulation de flux par le truchement de détails simples. Le tout premier plan de L’assassin habite au 21, qui marque ses débuts comme réalisateur, en donne d’emblée un exemple séminal : la porte d’un troquet s’ouvre, mystérieusement, comme signe que quelque chose (le mal, le sujet de prédilection de Clouzot) s’insinue sans mot dire, en prélude d’une scène qui, à rebours de ce plan inaugural, se révèle dénuée de tout fantastique. Les débuts des films de Clouzot sont souvent remarquables : ceux du Corbeau ou des Diaboliques, notamment, dépeignent une série de seuils traversés et de mouvements qui creusent l’espace pour donner à voir ce qui anime un milieu (un village dans le premier film, un pensionnat dans le second), des rapports de classe ou bien encore des ramifications secrètes qui se tissent sans mot dire entre les personnages. Maître de l’exposition, Clouzot se révèle par contre moins brillant quand ses films, qui reposent sur des structures formelles balisées (Le Mystère Picasso) ou des schémas narratifs articulés autour d’une résolution forte (les révélations dont le cinéaste est friand), se retrouvent pris dans les rails d’un scénario brimant ce principe de circulation. Le Salaire de la peur se distingue en cela des autres films du metteur en scène : pourvu d’une mise en place longue d’une heure, le film prend le temps de préparer une expédition qui porte en elle une logique d’avancée, à l’opposé de la fixité des dispositifs aux accents théâtraux qu’affectionnent d’ordinaire le réalisateur.
Mathématiques
À la revoyure, la durée de la première partie permet un habile renversement rythmique : en suivant d’abord des personnages qui piétinent, combinent, se jaugent parfois avec dédain ou nouent des liens d’amitiés teinté de perversité, le film multiplie les interactions au sein d’un espace fixe pour mieux ensuite resserrer l’intrigue autour de quatre figures et d’une dynamique plus tenue – l’avancée de deux camions chargés de nitroglycérine. Le film trace ainsi, en même temps qu’une trajectoire métaphysique (le voyage de vivants déjà à moitié morts vers leur finitude), une ligne dramaturgique étonnement émouvante pour un cinéaste aussi clinique que Clouzot, reposant sur la camaraderie des quatre conducteurs dont la quête n’est pas morale – c’est autant l’appât du gain qui les guide qu’une forme de nécessité. Clouzot est un pessimiste pour qui personne n’est à sauver mais dont la misanthropie se teinte toutefois d’une lucidité froide : le mal fait partie d’un tout, a son utilité (c’est la morale glaçante du Corbeau), se loge en chacun et se teinte de nuances – on s’attache beaucoup chez Clouzot, sans passion ni idéalisme, souvent avec violence, haine ou mesquinerie, mais aussi avec une empathie qui contraste avec les penchants les plus noirs des personnages. Le Salaire de la peur constitue peut-être dans cette perspective le film le plus « chaleureux » du cinéaste, justement parce que la camaraderie se forge ici autour d’un destin commun auquel les protagonistes doivent faire face, ensemble, pour tâcher de trouver un futur un peu moins gris.
Ce destin, comment s’incarne-t-il ? Par une série de problèmes mathématiques et géométriques que Clouzot décompose brillamment sans jamais perdre de vue le mouvement général de son film : une route qu’il faut franchir à une certaine vitesse sous peine d’être réduit en poussière, un créneau à bien négocier pour ne pas tomber dans le vide, ou encore l’explosion d’un obstacle à calculer, préparer et exécuter selon une suite bien précise d’actions. Clouzot semble dès lors filmer des personnages qui peuvent potentiellement tromper la mort s’ils appréhendent avec soin les données et variables qui se présentent à eux. Bien entendu, cette possibilité est en vérité un leurre : si les quatre chauffeurs sont capables d’audace ou d’intelligence, leur périple prend au fur et à mesure la forme d’une danse avec le chaos (c’est d’ailleurs littéralement ce que dépeint la dernière séquence du film). Un signal effacé quelques secondes trop tôt, une marque de couardise qui sauve indirectement les conducteurs, une pierre qui tombe quelques mètres trop loin, un piquet qui manque de s’arracher à la terre où il est planté, un câble métallique qui s’accroche par accident : le moindre petit détail ou hasard peut dicter le devenir des personnages. Dans un plan terrible, Jo, qui roule une cigarette pour Mario (Montand), voit les feuilles de tabac s’envoler sous un souffle lointain, celui de la déflagration qui a emporté soudainement l’autre camion chargé d’explosifs. Si Friedkin, dans Sorcerer (remake du Salaire de la peur), figurera l’explosion et son origine (une crevaison), Clouzot dépeint uniquement son effet : pas de dernier plan accordé aux personnages disparus, pas d’explication, pas de trace – si ce n’est un mégot de cigarette trouvé sur le lieu de la déflagration et un trou dans la terre –, pas de raison. Un coup de vent, et puis plus rien.