La vieillesse est un thème d’actualité : le cinéma, une fois de plus, est là pour en témoigner. Après les papis rockstars d’I Feel Good !, ce sont quatre mamies bien punchy qui débarquent sur nos écrans, et dans la vie de Gianni. Contraint, pour un peu d’argent, de faire garderie en ce jour férié du 15 août, ce dernier n’aura pas une seconde de répit. L’acteur est aussi le scénariste et réalisateur du film, Gianni Di Gregorio. Le nom vous est familier ? Peut-être est-ce parce que Gianni Di Gregorio a cosigné le scénario de Gomorra. Voici donc son premier opus en tant que réalisateur, pour lequel il a obtenu à la 65e Mostra de Venise le prix du Meilleur Premier Film. Le Déjeuner du 15 août est sans conteste un film intelligent, qui aborde avec une légèreté bienvenue le thème sensible de la vieillesse. Un peu plus de sel n’aurait cependant pas nui à ce repas.
La comédie à l’italienne plongée dans un bain documentaire
Le Déjeuner du 15 août est une comédie, et cette comédie est italienne. Et voici le retour de la «comédie à l’italienne» ! Plus sérieusement, si le film peut revendiquer cette filiation, c’est parce qu’il traite d’une question humaine et sociale d’actualité – la vieillesse – en la passant au crible de l’humour et du cynisme, à travers le prisme d’un regard lucide et bienveillant. Profondément humain, en somme. Mais la filiation n’est pas une stérile imitation, et la force de cette comédie à l’italienne réside dans l’adoption d’une manière documentaire, qui renouvelle le genre, en retournant peut-être à l’une de ses sources : le néoréalisme. Car on a souvent trop vite fait d’opposer le néoréalisme (simplifié selon quelques clichés : captation d’une réalité sordide, acteurs non professionnels, vision assez peu réjouissante du monde) et la comédie à l’italienne (mise en scène de situations comiques ; importance de la star – Totò, Alberto Sordi, Vittorio Gassman, Gina Lollobrigida, Sophia Loren, etc. ; divertissement comique). En réalité, la comédie à l’italienne prenait la suite du néoréalisme pour « révéler » le monde à sa manière, pour s’attaquer elle aussi aux problèmes contemporains, en portant sur le monde un regard sans concession. Le Déjeuner du 15 août retrouve en partie l’humour mordant de la comédie à l’italienne, et le plonge dans un bain documentaire qui fait toute la modernité de sa mise en scène.
L’idée du film est en fait née du vécu du réalisateur : « J’ai été contraint pendant de longues années à me mesurer seul (ma femme et mes filles s’étant volatilisées par instinct de survie) à ma mère (…) ». Un beau jour, comme dans le film, le syndic de son immeuble, le sachant endetté, lui proposa de garder sa mère pendant les vacances. Il refusa, mais se demanda souvent ce qu’il serait arrivé s’il avait accepté. Le film est « le fruit de ces réflexions ». Parti dans l’idée de tourner avec des actrices professionnelles, Gianni Di Gregorio déniche en fin de compte ses perles rares dans un centre de troisième âge. Ses petites vieilles n’ont jamais joué de leur vie, et se révèlent pourtant remarquablement douées pour faire du cinéma, et surtout pour faire leur cinéma. « Au cours du tournage, elles m’ont littéralement anéanti, l’histoire changeant en fonction de leur humeur. Mais leur apport, en termes de spontanéité et de vérité, a été déterminant. Certaines scènes ont même été tournées à leur insu. » La maman de Gianni, celle de Luigi, la tante Maria et Grazia sont quatre vieilles dames qui ne demandent qu’un peu – beaucoup – d’affection : c’est là à l’évidence la partition qui leur a été donnée. Mais si elles la chantent si bien, c’est parce que les actrices – et non plus leurs personnages – trouvent dans cette caméra le moyen rêvé de capter les regards. Grazia Cesarini Sforza, Marina Cacciotti, Valeria de Franciscis et Maria Calí débordent sans cesse de leur rôle, minaudent avec la caméra pour attirer son attention. Gianni Di Gregorio met en scène une réalité qui tend à déborder la mise en scène elle-même, et il naît de cela le sentiment d’une vérité profonde de ce qui nous est montré.
Petites vieilles entre amies
La mise en scène est bien là, qui vient organiser les tensions et leurs résolutions. Les petites vieilles sont des gamines insupportables, qui se cloîtrent chacune dans leur chambre pour faire leurs intéressantes. L’espace est rigoureusement compartimenté, et Gianni déploie toute son énergie à faire communiquer les différents fiefs et les princesses capricieuses. Les repas, lieu par excellence de la convivialité, sont l’occasion des bassesses les plus innocentes et des méchancetés les plus attendrissantes de la part de ces vieilles chipies. On refuse de manger avec les autres, on nargue sa commère au régime avec un énorme plat de macaronis au fromage. Finalement, c’est Gianni qui met toute la boîte de tisanes dans la casserole, avec quelques calmants, pour tenter de se débarrasser, au moins pour la nuit, de ces quatre femmes qui envahissent son espace vital et mental. Le film évite heureusement les discours lénifiants et culpabilisants, mais il gagnerait à être plus acéré : on aimerait que la comédie devienne plus mordante, qu’elle s’emballe un peu dans le cynisme et que plus d’étincelles jaillissent de cette réunion d’un Gianni finalement trop bonne pâte et de quatre vieilles peaux finalement peut-être trop gentilles. Non pas qu’on veuille voir quatre taties Danielle ; mais la représentation aurait gagné en comique et en subtilité du regard à être plus caustique, plus grinçante.
À même la peau
La mise en scène témoigne néanmoins d’une certaine justesse du regard, qui repose en grande partie sur un jeu subtil avec la distance et la proximité. C’est souvent hors champ, depuis la pièce d’où Gianni entend, qu’on saisit des bribes de conversation entre ces vieilles dames évoquant le passé. Trop fières pour se plaindre, elles préfèrent se vanter, mentir peut-être. La réalité de leur détresse, mais aussi de leur force, passe bien mieux dans cette manière de regarder et d’écouter à distance, de se contenter de bribes, et de mensonges qui en disent plus long que les plus longs discours. Inversement, la caméra vient scruter en gros plan ces quatre vieilles peaux et ces regards faussement naïfs de jeunes filles coupables. Un très beau plan nous montre la mère de Gianni se maquillant avant d’aller retrouver ses invitées indésirées. Le long gros plan sur cette peau peu à peu maquillée invite le spectateur à aller au-delà de cette surface ridée. Ces quatre femmes se chamaillent comme des enfants, font le mur comme des ado, minaudent comme des jeunes filles. La maman de Gianni se maquille pour son entrée en scène, elle s’apprête pour jouer la comédie. Pas seulement comme une vieille soucieuse de masquer son âge, mais comme tout un chacun en ce monde : parce qu’elle a un rôle à jouer et des regards à attirer. Tout est jeu, mais le jeu est réel. Il est vital pour ces vieilles femmes que leur âge met à l’écart d’une société, et qui sentent qu’on voudrait bien se débarrasser d’elles. Ne serait-ce que pour une journée…
À l’italienne et à l’universel
Le Déjeuner du 15 août pose donc un regard presque documentaire sur ces quatre « actrices » avides d’affection, tout en organisant son matériau de manière à dépasser le cas particulier. La question de la vieillesse est aujourd’hui au cœur des sociétés occidentales, au plan humain autant qu’au niveau économique. On retrouve là l’une des forces de la comédie italienne : savoir saisir dans les problèmes sociétaux contemporains leur fond universel et intemporel. Le Déjeuner du 15 août est profondément italien : dans cette société matriarcale qu’est l’Italie, la piété filiale est sans aucun doute une valeur plus prégnante qu’en France : Alfonso, le docteur, Gianni ont tous repris leur mère chez eux. Ils peuvent bien chercher à s’en débarrasser pour le 15 août, sans qu’on leur jette la pierre. Mais l’actualité du film est loin d’être confinée aux frontières nationales : pensons à la récente loi française d’accompagnement pour les proches de personnes en fin de vie. Enfin le film ne se limite pas non plus à ses résonances contemporaines, et il y a fort à parier qu’il sera encore d’actualité dans de nombreuses années. Car ce qui faisait la force de la comédie à l’italienne est aussi ce qui fait la valeur de ce film : parler en dernier ressort de l’humain, c’est-à-dire de l’universel et de l’atemporel.