Le roman de Dino Buzzati, Le Désert des Tartares, synthèse de huis clos et d’horizons infinis, devait naturellement séduire et effrayer les cinéastes. Antonioni, Visconti, Lean pensèrent s’y confronter ; c’est finalement Valerio Zurlini qui le porta à l’écran. Par la même occasion, il propose une interprétation tardive et originale du leitmotiv mélancolique de l’irréductible distance entre les hommes, si prégnant dans le cinéma italien d’après-guerre. Le film participe de ces œuvres presque grandes mais un peu ratées, qui n’emportent pas l’adhésion, mais frappent l’imagination.
Le Désert des Tartares est l’histoire de l’épuisement du motif héroïque dans une vie de garnison absurde. Drogo, jeune officier ambitieux, va prendre son service à la forteresse de Bastiani, aux confins de l’Empire. Le voyage est somptueux – les plans sont tournées en Iran, dans les déserts de rocaille entourant la cité antique de Bam – et Bastiani se révèle, dans sa majesté solitaire, comme un foyer de sens et d’histoire au milieu du désert. C’est l’unique fois où le fort se donne comme image cohérente, commensurable, humaine. Devenu lieu de l’« action », sa géographie devient biscornue et confuse. Zurlini ne procède pas à l’arpentage des lieux mais juxtapose des fragments d’espace que l’on est bien en peine – et c’est le but – de lier en un tout cohérent.
Cela vaut aussi du « monde » où la forteresse trouve sa place : sans qualité, sans est et ouest, sans nord et sud. Pas un monde précisément, mais un espace et un temps sans déterminations. Zurlini se révèle habile dans la (dé)construction de cet espace-temps sans géographie ni histoire où l’on ne sait où se trouve la frontière, la redoute, et où l’on s’aperçoit après coup du vieillissement des personnages, sans avoir eu l’idée du temps qui passe. Dans ce cadre, l’organisation de la vie de garnison et ses rapports de pouvoir apparaissent arbitraires, et d’une absurdité kafkaïenne.
Y a‑t-il d’ailleurs des rapports entre les individus ? Il ne paraît en tout cas pas y avoir de véritable relations, sinon de pure rivalité, ou lorsque émergent par fulgurance un amour ou une haine, sans qu’aucune évolution narrative notable ne s’en suive – hors le jeu des départs ou les déplacements des rapports de pouvoir qui vont avec. Le reste du temps, dans une immense passivité, les individus sont incapables de faire lien, d’agir les uns sur les autres ou d’interroger leur situation. Le prestige de la distribution (Philippe Noiret, Jean-Louis Trintignant, Jacques Perrin, Fernando Rey, Francisco Rabal, Helmut Griem, Laurent Terzieff, Vittorio Gassman, Max von Sydow !) renforce l’immense mélancolie de cet univers.
Quelques choix de mise en scène font montre d’un pathétique qui apparaît en décalage avec l’intention. Mais si le résultat est en demi-teinte, c’est surtout que la sécheresse affective qui sclérose Bastiani pèse aussi sur le film, qui souffre d’une certaine raideur. Le caractère exclusivement masculin de l’univers n’y est sans doute pas pour rien, quand l’on pense au désir et à la crudité avec lesquels Zurlini filme ses héroïnes (voir par exemple La Fille à la valise ou Le Professeur), et à la violence des sentiments qui les entourent. C’est comme si Zurlini, brillant dans la confusion et l’effusion des sentiments, se trouvait ici un peu à contre-emploi.
Quelques saillies viennent pourtant rompre cette léthargie, objet et danger du film. Ainsi de la scène de chasse au sanglier où les corps se libèrent en même temps que la caméra. Mais ce sont surtout les évocations des Tartares qui viennent donner son souffle au Désert des Tartares : un cheval blanc venu d’on ne sait où, des lumières apparaissant à l’horizon, des silhouettes entrevues dans la brume. Un autre régime d’image vient s’intercaler entre la structuration d’un espace fragmentaire et sans qualité et la description des jeux de prestance stériles des officiers. Des images floues, au statut ambigu : délires individuels, hallucinations collectives, tentatives d’auto-conviction ? Par elles se manifeste l’existence d’un esprit collectif qui rattache finalement les individus à leur lieu. Bastiani, à défaut d’avoir une histoire, se crée une mythologie. Zurlini aurait sans doute dû travailler plus avant dans cette direction, indéniablement la plus intéressante du film. Cela aurait donné une matière plus sensible au mystère qui enveloppe le désert, et qui reste finalement un peu théorique.