Le décès d’Alain Delon a fait ressurgir les nombreuses ambivalences de l’homme et de l’acteur – conservateur à la ville tout en étant l’une des incarnations de la modernité cinématographique d’après-guerre ; viril mais fragile ; doté d’un visage d’une extrême beauté qui aura toutefois beaucoup servi dans ses rôles de masque mortuaire, etc. Delon fut à la fois une figure hyper consciente d’elle-même (cette drôle d’habitude qu’il avait prise de parler de lui à la troisième personne) et dépossédée de sa propre identité, que les cinéastes ayant croisé son chemin (en particulier Melville, Godard, Visconti, Zurlini, Losey) ont participé à fragmenter. Retour en quelques stations sur celui qui fut, peut-être, le plus grand acteur français de sa génération.
Le Guépard : Miroir, mon beau miroir
L’apparition de Delon dans Le Guépard résume en partie sa persona d’homme à deux têtes. C’est le matin, le Prince Salina (Burt Lancaster) commence à se raser face à un petit miroir. La caméra est disposée de sorte que l’on ne voit pas son reflet, car la surface réfléchissante est destinée à accueillir celui d’un autre : « Bonjour, mon oncle ! » s’exclame Tancrède. Le vieux félin voit alors son visage remplacé par celui d’un jeune loup. Dans la foulée de cette substitution initiale, la séquence orchestre un duel symbolique entre les personnages, deux faces d’une même pièce, deux branches d’un même arbre généalogique confronté aux bourrasques du Risorgimento. La scène, pivot de l’intrigue, acte également avant l’heure un passage de relais entre l’oncle et son neveu. D’ailleurs, une autre substitution s’opère en son sein : si la séquence s’ouvrait sur le chien de Salina assoupi, qu’un mouvement de caméra reliait à son maître, elle finit sur le même animal, désormais plein de fougue, qui suit Tancrède et le retient par la manche, pour qu’il aille saluer sa famille avant de partir prendre les armes et défendre la cause de la République. Bien qu’il incarne ici un avatar de la jeunesse conquérante, Delon est déjà double : le jeune premier est le pendant du patriarche crépusculaire, réunis en une même figure bifronte.
Un Flic : Le policier et la morte
Troisième et dernière collaboration avec le réalisateur du Samouraï (qui disparaîtra prématurément quelques mois après la sortie du film), Un Flic n’est ni un Melville très aimé (c’est un tort), ni celui dans lequel Delon occupe la place la plus centrale. Le cinéaste y parfait pourtant le portrait de l’acteur comme une figure arrachée à l’ombre, déjà un pied dans la tombe. Tandis que le film commence au fond sans lui, par un braquage sur la côte vendéenne, Coleman sillonne les rues de Paris et ses enclaves interlopes. Dans un cruel épilogue, le personnage sera comme condamné à arpenter inlassablement ce purgatoire baignant dans un bleu mortifère. Mais avant cela, il suffit d’une scène, située au début du récit, pour que Melville fasse déjà craqueler l’impeccable maintien du commissaire, qui tombe sur le cadavre d’une prostituée dans un hôtel servant conjointement de tripot et de lupanar. De manière étonnante, le découpage organise une symétrie entre la morte et le policier, au gré d’une série de champs-contrechamps singuliers à plus d’un titre. D’abord, parce que la caméra ne part pas de celui qui regarde (le flic), mais de la prostituée et de ses yeux sans vie. Ensuite, parce que le cadrage bascule soudainement : initialement latéral (les deux personnages sont vus de profil), le champ-contrechamp devient frontal. Enfin, parce que Melville fait rapidement bégayer cette curieuse interaction, en insistant par deux fois sur le visage de la prostituée. Lorsque Delon plonge ses yeux bleus dans ceux de la dépouille (et dans les nôtres), c’est comme s’il contemplait un miroir lui renvoyant un reflet peu amène de lui-même – à moins qu’il ne se rende compte que c’est lui qui reflète la défunte. Cet échange de regards se fait alors le théâtre d’une épiphanie macabre aussitôt refoulée par Coleman, qui détourne le visage et reprend sa routine policière : il est un mort-vivant.
Le Professeur : danse, contredanse
Encore une scène muette, encore un film dans lequel on n’entend pas la véritable voix de Delon (qui fut souvent postsynchronisé en italien), encore un champ-contrechamp qui dépossède un personnage de lui-même. Daniele, un professeur de littérature tout juste débarqué à Rimini, regarde Vanina, son élève, danser dans les bras de son ombrageux amant. En retrait, vivant son élan passionnel par procuration, Daniele est alors un bloc immobile sur lequel viennent s’imprimer les couleurs de la piste de danse, alternativement bleu et rouge, coupant son visage en deux. Là aussi, le visage de Delon appelle à une symétrie des formes, un dézoom dans le champ en entraînant un autre dans le contrechamp, pour figurer successivement le regard du personnage et le tourment qui l’habite. Mais si la scène est aussi belle, c’est qu’elle organise par ailleurs une contre-action en son cœur : Vanina ne fait pas qu’embrasser son compagnon ou danser avec lui, elle étreint aussi en pensée Daniele ; par un regard, c’est dans ses bras qu’elle se projette. Delon, lui, ne fait rien. Ou plutôt, il fait tout passer par l’intensité de son visage, balayé par les feux de la passion.
Monsieur Klein : Le Château
Robert Klein était fait pour être joué par Delon : c’est l’histoire d’un homme courant après son ombre (et sa propre chute), d’un séducteur dépouillé de sa superbe. Le crapuleux marchand d’art, qui fait son beurre de la persécution des juifs dans un Paris à l’aube de la rafle du Vél’ d’Hiv, se voit pris dans les rets d’un monde authentiquement kafkaïen où il est confondu avec un homonyme juif qui paraît être partout et nulle part à la fois. D’ailleurs une scène, magnifique, se tient dans un château. Un panoramique accompagne la voiture conduisant Klein vers une vaste demeure où il espère progresser dans son enquête : c’est comme si le personnage, en traversant le pont qui le mène à sa destination, pénétrait à l’intérieur d’un inquiétant tableau. Losey amorce alors une séquence qui tranche avec le reste de sa mise en scène : la caméra épouse le point de vue subjectif de Klein et longe, en une seule prise, un long couloir dont les murs affichent la trace de tableaux fraîchement retirés (comprendre : les propriétaires sont probablement juifs et ont dû vendre eux aussi leurs biens les plus précieux). Le tout baigne dans une musique d’abord inquiétante, puis plus festive, dont on comprend, à mesure que la caméra avance, qu’elle provient d’une salle où sont réunis plusieurs convives. Contrechamp implacable : au mouvement claudicant du précédent plan-séquence se substitue alors un travelling à la fluidité parfaite, qui suit une chaîne de regards circonspects sur Klein. À mesure que la caméra glisse, les têtes se tournent de concert, jusqu’à ce que l’hôte des lieux accueille le nouvel arrivant. Klein n’est jamais alors apparu aussi petit et engoncé dans son costume que dans ce plan-ci : redoublé par son ombre, surcadré par une porte vitrée et les lignes du cadre, le voilà pris au piège de sa propre obsession à connaître le visage de cet autre qui porte son nom.
Nouvelle vague : le ressac
Quatorze après Losey, c’est au tour de Godard de dédoubler Delon. Avec Plein Soleil et Monsieur Klein, Nouvelle vague est d’ailleurs le film de l’acteur qui exploite le plus directement ce motif de la bicéphalité, puisqu’il joue ici deux frères, un pour chaque moitié du film – à moins qu’il s’agisse d’un seul et même personnage. Après une première partie qui met en échec la persona habituelle de Delon – Roger Lennox est passif, replié sur lui-même et « fait pitié », comme il le dit lui-même à l’un des industriels qui travaille avec sa riche épouse –, une scène marque l’avènement de son véritable « retour ». Merveilleuse idée de Godard de malmener l’image de Delon pour in fine mieux la faire revenir, littéralement d’outre-tombe, d’abord comme une silhouette se reflétant sur la surface d’un étang (et accompagnée d’une citation rimbaldienne sur fond noir – « Je est un autre »), puis par une marche triomphante près des rives du Lac Léman, où Roger s’est noyé. Ce dernier est devenu Richard, homme de poigne impeccablement peigné, dont l’ombre reprend possession de la maison dont il fut chassé. La vague nouvelle, c’est lui : Godard sort la star de sa zone de confort pour lui offrir la possibilité d’un ressac.
Coda - Rocco et ses frères : la crucifixion
Pour terminer, rembobinons. Visconti, de nouveau : Delon joue Rocco Parondi, personnage à la fois central et périphérique, à la fougue contenue et au regard mélancolique, un double positif du sombre Simone (Renato Salvatori), son grand frère tumultueux. C’est ce dernier qui devait devenir boxeur, et c’est à lui que Nadia (Annie Girardot) a d’abord donné ses bras. Quand le benjamin s’élève, l’aîné s’effondre ; les positions se renversent, les frères se brouillent, Rocco sacrifie son amour face au désespoir de Simone. L’acmé du film entérine le pacte secret qui lie les deux frères ennemis : alors que Rocco prépare un combat de boxe, Simone, en montage parallèle, retrouve la trace de Nadia, qui a repris sa vie de prostituée après la fin violente de sa romance avec le plus jeune des Parondi. Tout pointe que Simone n’est plus que l’ombre de lui-même, en même temps qu’il est l’ombre de Rocco : Visconti raccorde le boxeur, surcadré par un miroir, avec le reflet de l’aîné sur un cours d’eau. La séquence repose dans son ensemble sur un principe de mimétisme : la lutte sur le ring de Rocco se couple au corps-à-corps des anciens amants, Nadia fuyant les bras de Simone. Jusqu’à ce que ce dernier, pris de rage, dégaine un couteau. La jeune femme, dans un geste christique et énigmatique, ouvre alors les bras pour accueillir l’étreinte mortifère. Cruauté du montage : Visconti revient alors sur le match de boxe, et attend que Rocco décroche un uppercut à son adversaire pour raccorder sur le geste meurtrier de Simone et l’agonie de Nadia. Les deux frères auront contribué ensemble à sa crucifixion. La scène traduit par ailleurs une spécificité récurrente de Delon : à rebours de l’image égocentrique que l’on peut se faire d’un « grand acteur », autour duquel tout s’organise ou qui invente son film à l’intérieur du film, il a souvent joué en miroir de, et plus spécifiquement en miroir d’un autre qui serait le contrechamp ou le prolongement de lui-même. Ce cheminement peut induire une forme de fausse passivité : dans ses meilleurs films, Delon paraît comme laisser la mise en scène s’imprimer sur lui, pour sonder la brisure qu’il renferme.