Valerio Zurlini a réalisé vingt films, et pourtant seuls cinq d’entre eux ont traversé les frontières : Le Désert des Tartares, Été violent, Des filles pour l’armée, La Fille à la valise, avec Claudia Cardinale, et ce Journal intime, réalisé en 1962. Il n’y a pas d’explication rationnelle au relatif désintérêt cinéphile pour ce cinéaste italien, si ce n’est peut-être une certaine difficulté à s’imposer lorsqu’on a commencé sa carrière avec le néoréalisme et qu’on l’a achevée dans les années 1970, au moment où les Fellini, Antonioni et autres Pasolini avaient imposé le règne du cinéma italien sur la cinématographie mondiale. L’univers de Valerio Zurlini n’est pourtant semblable à aucun autre. Empreint d’une triste mélancolie, Journal intime se pose certainement comme l’un des films italiens les plus importants des années 1960.
C’est un journal intime qu’on nous aurait donné la permission de lire avec délicatesse et pudeur. Une douce confession d’un homme à son frère, des mots que l’on n’ose pas dire en face et que l’on regrette d’avoir tus lorsqu’il est trop tard. Enrico (Marcello Mastroianni) est journaliste à Rome au moment de la libération de l’Italie, à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il vient d’apprendre la mort de son frère et se souvient… Il avait huit ans quand sa mère est morte en donnant naissance à son deuxième enfant, Lorenzo. La famille ne pouvant pas subvenir aux besoins du nouveau-né, le petit Lorenzo avait été confié à un homme plus riche, qui pouvait lui offrir un avenir plus brillant. Lorsque les deux frères, devenus adultes, se retrouvent, il est trop tard. Leurs chemins se sont séparés à jamais.
Lorsque Enrico commence son récit, il a cette phrase très dure à l’adresse de Lorenzo : « Je ne pouvais pas t’aimer. » Journal intime déroule ainsi l’histoire de deux hommes qui ne se connaissent pas, ne se comprennent pas, n’ont rien en commun et vivent dans deux univers sociaux différents : l’un dans la débrouillardise à laquelle l’a conduit la pauvreté, l’autre dans le confort et la méconnaissance du monde réel. Mais ces deux hommes sont attachés l’un à l’autre par un lien indéfectible, celui du sang, ou plutôt celui de l’absence d’une mère. Sans vouloir se l’avouer, ils se complètent et ne peuvent vivre l’un sans l’autre. Lorenzo est le double tragique d’Enrico. La mort qui guette le fragile Lorenzo aurait tout aussi bien pu frapper son frère, qui doit lui-même soigner une grave maladie des poumons dans un sanatorium. Si les deux frères n’avaient pas été séparés, le destin de l’un aurait-il changé celui de l’autre ?
Dans Journal intime, tout relève de l’indicible. Paradoxe étonnant, qui fait la réussite du film, puisque celui-ci est construit autour de la parole : celle d’Enrico, qui s’adresse directement à son frère en parlant à la deuxième personne et, au fond, lui confesse tout ce qu’il n’a pas pu, ou voulu, lui dire. Ce monologue fonctionne aussi comme un bilan, une tentative pour comprendre ce qui a pu mener Lorenzo à la mort. Il y a quelque chose de religieux dans cette adresse d’Enrico à son frère, comme s’il lui demandait pardon pour ses fautes, tout en sachant qu’il lui faudra vivre éternellement avec sa culpabilité. Coupable de n’avoir pas su aimer ce frère dont il ne voulait pas, coupable de ne pas avoir compris à temps la détresse de Lorenzo, celle de n’avoir pas connu cette mère qui l’obsède, d’avoir été élevé dans un milieu qui n’était pas le sien. Coupable enfin d’avoir rejeté cet homme qui l’appelait à l’aide, par pur égoïsme ou jalousie vengeresse.
Le sujet est grave, mais Zurlini ne tombe jamais dans le péché du sentimentalisme. Journal intime est un film extrêmement pudique, empreint d’une délicate douleur. La gêne qui marque les rapports d’Enrico et Lorenzo est palpable. Dans la parole, d’abord : les deux frères n’ont rien (ou plutôt trop) à se dire, tant et si bien que la conversation tourne vite à l’échange de répliques banales. C’est dans le jeu des regards que la relation d’Enrico et Lorenzo est le mieux exprimée : incapables de se regarder, les deux frères s’évitent au maximum, comme dans cette très belle scène où, allongé dans un lit aux côtés d’Enrico, lui tournant le dos, Lorenzo lui demande à quoi ressemblait leur mère. L’obscurité est d’ailleurs la meilleure amie des deux personnages : plongés dans le noir (le travail sur les clairs-obscurs est remarquable), Lorenzo et Enrico ne sont pas forcés de se regarder, et la parole peut alors se libérer. La lumière du jour est au contraire l’expression tragique d’un contact impossible : les deux hommes marchent l’un derrière l’autre, laissant un espace libre entre eux, symbole de leur incompréhension mutuelle, de leur éloignement affectif. Seule leur grand-mère peut provoquer un contact indirect, en les tenant tous les deux par la main, cherchant à lier ce qui ne parvient pas, et ne peut pas, se lier. Les embrassades finales entre les frères, lorsque Lorenzo se meurt sur son lit d’hôpital, n’en ont alors que plus de force : Lorenzo et Enrico laissent enfin libre cours à leurs émotions. Trop peu, trop tard : on ne rattrape pas le temps perdu…
Le contexte de Journal intime participe de la gravité de la situation : l’histoire se déroule en effet sur les dix années noires de l’Italie, celle du fascisme grandissant et des débuts de la Seconde Guerre mondiale. Même s’il ne s’agit jamais pour Zurlini de l’évoquer directement, la grande Histoire est bien plus pour lui qu’un simple cadre. La relation de Lorenzo et Enrico est représentative des conséquences d’une guerre : solitude, pauvreté, pessimisme ambiant et manque criant d’affection. Dans ce monde sans espoir, chacun tente de sauver sa peau comme il le peut, tout en étant dévoré de culpabilité : Enrico ne peut se pardonner d’avoir laissé mourir sa grand-mère dans un hospice effroyable et son frère dans un hôpital où les soins tiennent plus de la torture, mais pouvait-il faire autrement ? Murs délabrés, coupures d’électricité, salles étouffantes, trop grandes, trop vides : le monde de Journal intime est un monde aride, empli de souffrance, où chacun vit dans l’absence de l’autre et dans la perspective de la mort. Magnifique.