L’année suivant le sublime Fanfaron (1962), immense succès au box-office, Dino Risi réalise avec Les Monstres un autre chef d’œuvre de la comédie à l’italienne. Film à sketches mettant en scène un Ugo Tognazzi et un Vittorio Gassman éblouissants, Les Monstres dresse une satire mordante de la société italienne. Il s’agit certainement d’un des films les plus drôles de l’histoire du cinéma.
Les Monstres est sans aucun doute une des plus belles satires de la société italienne, croquée en une vingtaine de sketches avec un sens du détail et une maîtrise de la pointe assassine rarement égalée. Rien n’échappe à l’œil lucide et démystificateur de Dino Risi, et l’utilisation fréquente du zoom apparaît comme une signature, indiquant la présence de cet œil traquant la réalité sous le jeu des apparences, perçant le mensonge dans les détails. Qui sont ces « monstres » épinglés par le cinéaste ? De petits monstres, des monstres du quotidien, ceux que l’on rencontre dans la vie de tous les jours… et, pourquoi pas, nous-mêmes… Ni Berlusconi, ni Bossi, que Dino Risi aurait aimé, pourtant, passer sous la lame de son ironie dévastatrice. La politique, la religion, le cinéma, le foot, l’éducation, tout y passe, dans ce florilège des travers de la société italienne. De fait, c’est bien l’Italie et les Italiens qui sont ici sous le regard tendre et impitoyable de Dino Risi : les réalisateurs des meilleures comédies à l’italienne ont toujours su saisir avec acuité les vices et les qualités de leurs compatriotes, les spécificités du contexte socio-économique ou de la vie politique de l’Italie de l’après-guerre et du boom économique. Mais il y a toujours aussi un peu de l’humanité tout entière derrière le particulier ainsi mis en scène.
Pour incarner ces « monstres », Dino Risi fait appel à deux acteurs qu’il vient de mettre en scène dans La Marche sur Rome : Ugo Tognazzi et Vittorio Gassman. Ils se livrent ici à une prestation éblouissante, en duo ou en solo selon les sketches. Les Monstres s’apparente à un véritable exercice de style, un défi lancé à deux acteurs « monstres » de la comédie à l’italienne, sommés de démontrer leurs talents de caméléons. Ils s’en donnent à cœur joie et se donnent en spectacle avec une jubilation communicative. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : de spectacle. Les Monstres met en scène toute sorte d’individus qui ne cessent de se mettre en scène, de mentir, de jouer la comédie. Le film s’ouvre d’ailleurs sur un sketch – « La bonne éducation » – dans lequel un père (Ugo Tognazzi) apprend à son fils à resquiller, mentir, contourner les lois, tout en débitant force proverbes d’honnête homme. Les personnages interprétés par Gassman et Tognazzi jouent la comédie sans discontinuer : à leurs maîtresses, à leurs amis, à leurs familles, aux journalistes, au pays tout entier.
L’un des grands plaisirs procurés par ce film est de voir Vittorio Gassman et Ugo Tognazzi jouer sur des registres différents. Après tout, Gassman vient du théâtre, il est passé par Shakespeare, tandis que Tognazzi est né, comme acteur, dans les spectacles de variété. Gassman incarne malgré lui une distinction aristocratique, qu’il utilise ou fait voler en éclats grâce à d’invraisemblables travestissements. Ses apparitions sont autant de « clous » du film : il y incarne un monstrueux policier édenté (car ces monstres sont aussi laids physiquement que moralement), un avocat véreux en perruque, un mutilé de guerre exploitant un aveugle, un travesti faussement intello citant de la poésie pour mettre un jeune éphèbe dans son lit, un prêtre hypocrite et précieux soucieux uniquement de son apparence, un vieux boxeur sur le retour, etc. Le déguisement semble libérer Vittorio Gassman qui repousse chaque fois plus loin les limites de sa parade d’acteur. Mais le déguisement, ce peut être simplement son discours, son Verbe. Gassman fait de la rhétorique comme un habit qui l’installe dans son rôle, et ses longs boniments de latin lover-roi des goujats, ses plaidoiries d’avocat, ses prêches de prêtre, sont de véritables morceaux d’anthologie. L’habit fait le moine, sans aucun doute : c’est le propos du film que de mettre en scène cette capacité des Italiens à jouer la comédie. Les faux mutilés de guerre trompent leur monde aussi aisément que les parlementaires confortés dans leur rôle par leur dignité vestimentaire ou les avocats en perruque. Et l’on cite moult proverbes et auteurs latins, ça en impose toujours un peu et ça rend crédible.
Si Gassman fait le paon, Tognazzi joue sur un registre à la fois plus discret, mais aussi plus complexe. Son physique est plutôt celui de l’homme du peuple, qui joue la naïveté, voire la stupidité, la misère etc., pour tromper son monde. Si Gassman et Tognazzi excellent dans les retournements de situation à leur avantage, le premier le fait en paradant, le second développe un jeu plus retors. Dans « Le Pauvre Soldat », il incarne le frère d’une prostituée de luxe assassinée, qui joue la détresse et la niaiserie afin de tirer du journal intime de sa sœur un maximum d’argent en le vendant aux journalistes. Mais il est aussi, bien plus souvent que Gassman, le dindon de la farce, dans des sketches dont la morale pourrait être « tel est pris qui croyait prendre ».
À partir d’un thème commun large – la monstruosité au quotidien, banale – le film joue la diversité avec virtuosité. Chaque sketch possède son rythme propre, fait éclater le comique en un bref tableau ou laisse à l’ironie le temps d’éclore dans un scénario plus développé. Selon les besoins de l’effet comique, la mise en scène joue sur le hors-champ pour préserver l’élément comique le plus longtemps possible, ou sur le zoom pour nous le projeter sous les yeux. La longueur des plans sert parfaitement le comique : Dino Risi tire ainsi remarquablement parti du plan séquence dans « La Victime ». Que Gassman et Tognazzi se donnent la réplique ou occupent l’espace seuls, le spectateur a sans cesse le sentiment que le sketch se crée sous ses yeux, dans un mouvement totalement libre et presque improvisé. L’on sait que Dino Risi travaillait très précisément ses scénarios avec ses collaborateurs (rien de moins, ici, que le tandem Age-Scarpelli, Elio Petri, Ettore Scola et Ruggero Maccari), mais il donnait aussi aux acteurs une réelle liberté de jeu qui, dans un film à sketches comme Les Monstres, est extrêmement féconde : l’émulation et la réelle amitié qui existaient entre Gassman et Tognazzi est sensible dans chaque sketch. À bien des égards, « Le Noble Art », dernier sketch du film, différent des autres, par sa tonalité et sa longueur, rend hommage à la complicité des deux acteurs. Dans les magnifiques derniers plans du film, Gassman, ancien boxeur retombé en enfance, s’extasie devant un cerf-volant manié par Tognazzi, désormais responsable de son ancien ami. Les deux acteurs, en plan général sur une plage déserte, semblent avoir lié leur destin.