À l’est d’Eden, réalisé par Elia Kazan, premier film de James Dean, et La Fureur de vivre, de Nicholas Ray, ont bien plus en commun que la simple présence du comédien. Ils sont avant tout le symbole de ces étonnantes années 1950, où l’Amérique triomphante commence à subir les contrecoups d’une contestation qui culminera au temps de la rébellion douce des hippies et des mouvements anti-Viêt-Nam à la fin des années 1960. On pense bien sûr aux balbutiements de la contre-culture littéraire, la « beat generation », dont le manifeste, Sur la route de Jack Kerouac, paraît en 1957. Mais le cinéma se prépare lui aussi aux bouleversements à venir : Elia Kazan et Nicholas Ray, réalisateurs jeunes mais expérimentés, en seront les premiers hérauts.
En 1954, lorsqu’il prépare À l’est d’Eden, Elia Kazan a 46 ans. Il vient d’achever Sur les quais, avec Marlon Brando. Pour le personnage de Cal Trask, le jeune mal-aimé du roman de Steinbeck, il pense à Paul Newman. En 1955, Nicholas Ray a 44 ans. La Warner lui soumet l’idée de La Fureur de vivre, dont le rôle principal devait initialement revenir à Brando. Mais un autre comédien, émoulu comme Newman et Brando de l’Actor’s Studio (fondé en 1947 par… Kazan), séduit les deux réalisateurs. Il s’appelle James Dean, et n’a encore que son joli minois pour séduire les foules. Très vite pourtant, l’acteur impose son style inimitable, entre improvisation et autisme apparent, faisant exploser sa violence de jeune adulte dans un corps d’enfant, poings serrés mais bras ballants.
Comme les héros de L’Équipée sauvage de Laszlo Benedek (1953), de La Fièvre dans le sang d’Elia Kazan (1959), les « rebelles sans cause » d’À l’est d’Eden et La Fureur de vivre deviennent des exclus parce que leur traumatisme est trop profond pour être compris de manière rationnelle. Au moment où l’on commence à expliquer certains comportements humains par leur étude psychiatrique, les problèmes œdipiens d’un Cal Trask, d’un Jim Stark ou d’une Judy, en perpétuelle quête d’affection et de reconnaissance paternelles, ont dépassé la simple question de survie matérielle. Quand Cal, dans À l’est d’Eden s’engage dans une entreprise de spéculation, le profit ne représente rien pour lui, si ce n’est pour sauver son père de la faillite. Puisque celui-ci rejette l’argent si « mal gagné » par son fils, il ne reste plus à Cal qu’à lui jeter les billets à la figure : ils ont perdu leur sens. Dans La Fureur de vivre, il importe peu à Platon (Sal Mineo) que son père lui envoie régulièrement un chèque s’il n’est pas accompagné d’une lettre affectueuse ; et ce d’autant plus qu’il refoule dangereusement son homosexualité, dissimulée derrière une quête désespérée du père et une amitié exclusive pour Jim/James Dean. Pour Platon, les issues sont fermées, la tragédie est au bout du chemin. La mort attend d’ailleurs cette jeunesse en perdition avec une cruelle insolence : pour prouver sa « fureur de vivre », il faut défier la Faucheuse, comme dans la scène célébrissime de la tragique course de voitures, ou le duel au couteau entre James Dean/Jim et son rival Buzz. Cruelle ironie du sort, les principaux acteurs de La Fureur de vivre connaîtront d’ailleurs tous une fin dramatique : Dean dans un accident, Wood noyée dans un lac, et Sal Mineo assassiné par un fou.
Le propos de Kazan et Ray tient sa force d’une mise en scène résolument réaliste, à contre-courant du Technicolor flamboyant des péplums, des comédies musicales ou des mélos en vogue à l’époque. Le temps des studios n’est pas entièrement révolu, mais il faut reconstituer le plus fidèlement possible le décor prétendument paisible de la petite ville américaine, qu’elle date des années 1910 dans À l’est d’Eden ou des années 1950 pour La Fureur de vivre. Et puisque couleur il y a, elle devra être utilisée de manière parcimonieuse : dans le film de Ray, seuls le manteau rouge et la jupe verte de Natalie Wood au début du film, puis le blouson rouge de Dean à la fin se détachent de la monotonie monochrome de leur environnement.
L’obscurité est le refuge des jeunes fuyant la lumière aveuglante de la réalité, cette vie puritaine et sans passion qui les attend de retour « chez eux ». La Fureur de vivre se déroule sur le temps d’une journée – une vie entière semble pourtant s’écouler – mais la plus grande partie du film a lieu de nuit. Dans À l’est d’Eden, Cal dissimule dans le noir ses prétendus « méfaits » (en fait, sa quête éperdue d’une mère, du paradis de l’enfance). De même, la réalisation est livrée au service exclusif de ses personnages : les brefs décadrages – atteintes assumées aux règles du cinéma classique – sont autant de preuves du conflit irrémédiable entre les générations, entre parents et enfants. Le passage brutal de scènes violentes (hystérie de la mère de Cal lorsqu’elle le découvre chez elle, course-poursuite dans la maison abandonnée aboutissant à la mort de Platon) au calme relatif et apaisant des amours débutantes (Cal/Abra, Jim/Judy) traduisent le trouble intérieur, l’inquiète recherche du soi fondamentale à la compréhension de cette jeunesse perdue.
Une génération entière d’adolescents s’est retrouvée dans le mal-être et le besoin d’amour des héros incarnés par James Dean. La filiation entre les deux premiers films de l’acteur est d’ailleurs tellement évidente que le personnage de La Fureur de vivre s’appelle Jim Stark, en référence à Cal Trask, le héros d’À l’est d’Eden. Cinquante ans après la mort de « Jimmy », le mythe est pourtant attaqué de toutes parts. Peut-on considérer qu’un comédien a fait ses preuves en seulement trois films ? Reste que James Dean est devenu l’incarnation idéale de son époque. Pas de quoi en faire un grand acteur, mais une légende, certainement.