Le Tempestaire (1947) est l’avant-dernier film de Jean Epstein appartenant au cycle breton (1928-1948) initié par Finis Terrae (1928). Le film est réalisé à Belle-Île-en-mer après la guerre dans des conditions de grande simplicité, alors que Jean et sa sœur Marie ont échappé à la déportation. Cette période bretonne « aux approches de la vérité » peut être qualifiée de « poésie des îles », poésie insulaire d’inspiration réaliste, documentaire, dont la toile de fond est une légende traditionnelle bretonne des siffleurs guérisseurs de vent avec des îliens montrés dans leur réalité (pécheurs, fileuses, gardiens de phare) et une chanson traditionnelle qui est comme une comptine. C’est au moyen d’une « petite histoire » qu’Epstein élabore très simplement un laboratoire de recherches formelles cinématographiques et exprime, au terme de sa vocation cinématographique, un véritable « mystère de la simplicité », atteignant à une sorte d’épure. Le « documentaire ethnographique » epsteinien est affaire d’une mystérieuse alchimie « féérique » comme pouvait l’énoncer Henri Langlois à propos de L’Or des mers (1932).
Le Tempestaire constitue un diptyque avec Les Feux de la mer (1948) – œuvre ultime epsteinienne –, œuvres jumelles dont le scénario est commun et le format de « court-métrage » identique (une vingtaine de minutes) : si Le Tempestaire peut pourtant être défini comme fiction, certes documentée, Les Feux de la mer constitue un documentaire commandé par l’ONU. Mais Epstein ne raisonnait pas en terme de « genre », la « fable cinématographique » étant par définition au-delà d’une quelconque classification : c’est à ce titre que Le Tempestaire illustre exemplairement la thèse ranciérienne du « régime esthétique de l’art » caractérisée par une tension, un « écart », entre muthos (histoire ou récit) et opsis (effet sensible du spectacle) – Epstein, lu et cité par Jacques Rancière. De fait, la fable du Tempestaire est réduite à une peau de chagrin : une fiancée est momentanément séparée de son fiancé qui « part à la sardine » ; au cours de cette action, la tempête constitue la péripétie qui sépare les amants et génère l’inquiétude de la fiancée risquant de perdre celui qu’elle aime en mer au cours de ce déchaînement naturel. Elle trouve en la figure du tempestaire, guérisseur de vents, un adjuvant à sa requête : calmer la tempête pour retrouver sain et sauf son bien-aimé. Dans cette action ténue, il est avant tout affaire de croyance en un pouvoir alternatif aux moyens technologiques de communication (la radio du phare présentée en gros plan), et de « mystique » – alternative à celle du dogme chrétien, la fiancée étant prête à échanger l’or de sa médaille de baptême contre les pouvoirs occultes et magiques du tempestaire. De fait, le « miracle » se produit puisqu’à la tempête calmée succède l’apparition incongrue du fiancé chez le tempestaire, résolvant le nœud de la situation. Il s’agit bien de reconnaître un « signe » de bon ou de mauvais augure, que la fiancée décelait dès le seuil du film lors de l’ouverture anormale de la porte de sa maison, lorsqu’elle tressait en compagnie de sa grand-mère filant au rouet. En quoi, en qui, faut-il croire ?
L’essence de la fable donne en effet à percevoir que c’est la mystique du cinéma comme « Cinéma du Diable » (1947) qu’Epstein définit dans ce film-concept. Le cinéma renvoie à une ontologie de la création artistique qui est d’essence démiurgique : à travers la figure de la tempête, c’est le cinéma comme forme-force qui est donné à voir, et comme « matière-temps » selon la formule de Philippe Dubois que le cinématographe a le pouvoir de maîtriser. La tempête, c’est la figure même de la matière-temps cinématographique qu’Epstein exemplifie au moyen du ralenti et de l’accéléré dont il dote la mer. Le prologue du film se déroule à travers une durée exceptionnelle ralentie qui fixe l’attention au moyen de 12 plans brefs combinant photogrammes et séquences, défilement que rejoue ensuite le montage alterné entre les fileuses-tresseuses au rouet et l’écume dentelée de la mer qui s’échoue sur la plage. C’est un rythme paisible mais larvé donné à éprouver. Les forces en présence se déchaînent progressivement à travers des phases de clignotement et de battement de lumière et d’images, jusqu’à atteindre un climax dans le montage alterné qu’affectionne Epstein entre la boule de verre du tempestaire et le mouvement réversif des vagues. C’est une vaste dialectique centripète entre clôture (boule de verre) et ouverture (mer), forme et informe, qui est donnée à voir, celle d’un retour vers un noyau originel. Le cinéma est en effet affaire de réversibilité (ainsi, l’écume sur la plage défilant de la droite vers la gauche du champ), d’une matière-temps que l’on peut inverser, accélérer (ainsi, les nuages défilant à toute allure de la gauche vers la droite du champ), ralentir, modifier à loisir. C’est le sens du véritable événement cinématographique pour Epstein énonçant : si l’on fait varier le temps, un objet devient un événement. Celui-ci est visuel, incarné par la tempête maritime comme pure matière donnée à éprouver, hypnotisant le regard : la « photogénie du mouvement » théorisée par Epstein constitue le véritable « effet sensible du spectacle », que nous expérimentons essentiellement dans Le Tempestaire.
C’est pourquoi Epstein atteint ici à une sorte d’épure cinématographique comme « forme et mouvement », celle d’une cinématographie pure et éternelle, à valeur de mythe : le concentré du cinématographe, que ce soit à travers la quatrième dimension cinématographique du temps, le procédé de la surimpression comme forme condensée du montage, « l’œil et l’oreille du cinématographe » à travers le gros plan et le « gros plan du son », figurés dans la boule de verre du tempestaire et le conche – précisément filmés en gros plans. Ainsi, le film, l’œuvre audiovisuelle, est autant à voir qu’à entendre, l’événement est aussi sonore, et en atteste le travail exceptionnel sur la partition sonore du film par Yves Baudrier, notamment sur le ralenti et l’accéléré, donnant à entendre des sons « inouïs ». Le Tempestaire est ainsi autant un poème visuel que sonore, qualifié de « poème de la mer raconté par le vent » par un des ingénieurs du son du film, Maurice Vareille. Cette matière-son se manifeste également à travers un emploi original de la voix off qui fait résonner de façon déconnectée, comme en écho à la façon du conche, des paroles énoncées par les personnages, se mêlant aux sons de la tempête et du vent. À la manière de la photogénie, Epstein définit la phonogénie qu’il caractérise comme « l’âme sonore des choses », et de fait il donne à entendre l’âme même, l’essence de la tempête, telle que celle-ci se manifeste effectivement, comme pouvait l’exprimer un des îliens interrogés sur le cinéma d’Epstein, et ce, paradoxalement à travers le travail réalisé ultérieurement à partir de la prise de son direct.
Le Tempestaire constitue un éloge en acte du médium cinématographique comme « monde fluide », mais encore comme tressage artisanal : ce n’est pas autre chose que figurent les fileuses-tresseuses au rouet montré en action, créant le fil, le ruban du film, puis tressant, assemblant, montant les fils ensemble. Enfin, à travers la simple boule de verre de pécheur du tempestaire, c’est certes la dimension mentale de la création mise en exergue – Epstein énonçant dans son ouvrage de jeunesse, La Lyrosophie, à propos du capitaine d’un paquebot que la tempête, avant d’avoir lieu, habite son cerveau –, mais encore puisqu’elle se brise, l’analogie du ciné-œil avec le fonctionnement optique humain (Philippe Dubois rappelle que le champ de vision correspond à un ovale clair en son centre, ébréché sur les bords), celui-là dépassant celui-ci. En d’autres termes, Epstein nous livre avec Le Tempestaire un véritable manuel cinématographique, entre muthos et opsis, entre fiction et documentaire, entre esthétique et impondérable, entre repos et mouvement, comme écart et comme variation, modulation d’une forme, énergie d’une force. Et son personnage éponyme figure sans doute moins un représentant absolu d’Epstein en réalisateur (le ciné-oeil) et monteur (le raccord du filet de pêche), qu’un être à part, marginal, attestant non seulement de la dimension démiurgique de la création cinématographique mais encore de sa vertu hypnotique et onirique, et enfin réconciliatrice. Si Philippe Dubois énonçait « comment voir une tempête ? », cela revient à interroger comment voir et entendre le cinématographe ? C’est la portée universelle et mythique de la fable cinématographique qu’est Le Tempestaire.