Chaque semaine durant le confinement, nos rédacteurs profitent de rediffusions télévisées pour évoquer quelques films marquants.
La Chute de la maison Usher de Jean Epstein
Disponible en replay sur la plateforme HENRI de la Cinémathèque Française jusqu’à la réouverture de l’établissement.
En dépit des conventions, La Chute de la maison Usher ne se présente pas « d’après la nouvelle » mais « d’après les motifs » d’Edgar Allan Poe. De fait, l’adaptation d’Epstein est moins une affaire littéraire que picturale, dans la mesure où le cinéaste délaisse volontairement quelques pans marquants de l’œuvre originale (la bâtisse décrite tel un être vivant, l’enchâssement des récits par la lecture ou les non-dits dans la relation entre Roderick et Madeline Usher) pour en mettre d’autres en avant (notamment les talents de peintre de Roderick). C’est ce qui fait sa qualité première : Epstein adapte les enjeux de la nouvelle aux besoins de son art, en faisant du texte le ciment d’une réflexion sur les spécificités de la figuration au cinéma. Dans la nouvelle, les toiles de Roderick sont en effet décrites comme des « conceptions fantasmagoriques » et abstraites, tandis que chez Epstein, qui incorpore par là une autre nouvelle de Poe (Le Portrait ovale), le peintre figure sa compagne trait pour trait, à un tel point de réalisme qu’il finit par extraire l’énergie de Madeline pour l’octroyer au tableau. La représentation se voit par conséquent dotée de vie, l’image s’anime et, au travers de quelques plans, la peinture cligne des yeux. C’est toute la vampirisation du sujet qui est ici mise en scène : si la représentation tend à extraire les corps de leur finitude (cf. le complexe de la momie selon Bazin : « Fixer artificiellement les apparences charnelles de l’être, c’est l’arracher au fleuve de la durée : l’arrimer à la vie »), elle les prive aussi de leur propre image et de leur vitalité (les poses répétées épuisent Madeline, et son image lui survit). Il en va ainsi de cette scène magnifique où Roderick peint sa femme avant sa mort. À chaque coup de pinceau sur la toile, Madeline se dédouble par l’usage de la surimpression, devient un fantôme à qui l’on est en train de voler l’image de son corps, puis une statue, immobile et sans énergie. Face à cet horizon mortifère des images, le film dessine alors une autre voie : celle d’une résurrection permise par le mouvement propre du cinéma. Madeline finit par revenir d’entre les morts, mais toujours comme une image : surcadrée et éclairée artificiellement, sous les yeux d’une audience subjuguée par son apparition. Un exemple parmi tant d’autres témoignant de la cohérence de la mise en scène d’Epstein, qui écrira vingt ans plus tard, dans Le Cinéma du diable, que l’art cinématographique, parce qu’il donne à voir partout du mouvement, est un art diabolique et mobile, opposé à la permanence du divin. Une pensée au regard de laquelle La Chute de la maison Usher apparaît rétrospectivement comme une sublime mise en forme.
Corentin Lê
Mirage de la vie de Douglas Sirk
Diffusé sur TCM le 16/04 à 08h45.
À quoi reconnaît-on un grand mélodrame ? À la marche inexorable de la mise en scène. Elle seule dit la vérité quand bien même le récit fait mine d’aller dans une toute autre direction. Dans Mirage de la vie, le dernier film somptueux réalisé par Douglas Sirk en 1959, tous les personnages mentent pour parvenir à leurs fins ou ont quelque chose à cacher. Et chacun a ses raisons : assouvir ses désirs, échapper à sa condition ou accéder à la reconnaissance sociale. À l’instar de Lana Turner (Lora Meredith) qui observe la ville de New York depuis le bureau haut perché de son producteur, après un premier succès théâtral retentissant et avant de céder à ses avances. Le monde est à ses pieds comme elle en rêvait. Mais les rêves n’intéressent pas le cinéaste, bien plutôt concerné par les illusions façonnées par la société. Sirk filme ainsi Lana derrière une vitre ouverte, dans l’encadrement d’une fenêtre, et convoque un éclairage expressionniste déréalisant cette séquence au cours de laquelle elle s’abandonne à un homme qu’elle prétend aimer. La mise en scène dit déjà ce qu’elle ignore encore : sa réussite fait d’elle la prisonnière d’un rôle à jouer. Ici, la vérité ne se loge pas seulement dans les détails (un regard fuyant, une étreinte feinte), mais aussi dans le décor et le (sur)cadrage qui la donnent à voir frontalement. Lana n’en aura jamais fini avec les planches et, à plusieurs reprises, la caméra placée au niveau du sol figurera la place d’un spectateur observant ses allées et venues depuis une fosse d’orchestre. La représentation fardée l’emporte sur l’histoire que les personnages se racontent. Tous mentent donc, sauf un, celui incarné par Juanita Moore : Annie Johnson est en effet une sainte qui porte la culpabilité du monde sur ses épaules. Contrairement à ceux qui l’entourent, elle a pour seul but d’aider et d’aimer son prochain. Elle est le miroir qui, sans cesse, renvoie aux autres leurs chimères et leurs faux-semblants. La suprême élégance de Sirk tient au fait que son point de vue va progressivement prendre l’ascendant. Puisque personne ne la regarde, puisqu’elle est condamnée à être condamnée, c’est son regard à elle qui va compter vraiment. Lorsqu’Annie découvre, cachée derrière un paravent, Sarah Jane s’exhiber sur la scène d’un bouge, son visage noir s’habille encore davantage d’obscurité. L’ascendance que sa fille s’évertue à masquer aux yeux de tous devient aussitôt son affaire, et lui faudra dès lors rester dans l’ombre pour ne pas la perdre. Paradoxe : son humilité est un fardeau. Son histoire est aussi simple que triste. Le temps d’aimer étant passé, il lui restera à mourir. Pour retrouver la lumière, il lui faudra se retirer, et ses funérailles, même si elles apparaissent encore trop belles pour être vraies, seront enfin dignes de celles d’une princesse en son royaume.
Fabrice Fuentes
Sur la route de Madison de Clint Eastwood
Diffusé sur Chérie 25 le 16/04 à 21h05.
Pour qui pense encore que Clint Eastwood incarne une certaine image figée de la masculinité (la figure taciturne et iconique de l’homme sans nom dans la Trilogie du Dollar), Sur la route de Madison, mélodrame parfait, vient rappeler que le cinéaste n’aura pourtant cessé de filmer l’Autre, mais d’une manière certes un peu retorse, qu’il faut déplier pour bien en saisir la complexité. C’est l’une des spécificités les plus passionnantes de son œuvre : dans nombre de ses films, filmer autrui implique d’abord pour Eastwood de se filmer lui-même, non dans la perspective de reconduire à l’intérieur du plan son regard de cinéaste, mais bien plutôt pour organiser un écart entre ces deux positions, devant et derrière la caméra. Dans Madison, Eastwood joue un photographe ; on pourrait croire que le métier nourrit une mise en abyme, mais c’est tout le contraire qui se joue dans la rencontre entre Francesca (Meryl Streep) et Robert, dont l’apparition est synonyme d’ouverture du regard de l’héroïne. Eastwood-cinéaste filme une femme regardant Eastwood-acteur, et par là épouse un regard féminin, un regard aussi profondément érotique – comme en témoigne un plan connu où Francesca regarde de loin Robert, par le truchement d’un angle qui reconfigure le monde en une géométrie amoureuse et sexuelle.
Cette manière dont Eastwood met sa présence au service d’un portrait féminin culmine dans une scène d’adieu bouleversante – osons le dire : l’une des plus belles scènes tout court de l’histoire du cinéma –, où le destin de Francesca se noue en quelques minutes silencieuses, noyées sous la pluie, à défaut de ses larmes, qu’elle retient parce que son mari est à côté d’elle et qu’elle ne peut s’abandonner complètement au désir qui la mue. C’est toujours une affaire d’angle : Robert réapparaît, flou, derrière une vitre, presque déjà comme un fantôme, pour bientôt s’effacer tout à fait. Il n’est plus qu’une silhouette vague, et plus loin seulement qu’une croix pendue à un rétroviseur et un halo rouge lançant un dernier signal, dessinant une dernière chance, avant de s’évanouir sous le déluge. Et les larmes de Francesca de finalement perler, parce qu’il est trop tard, parce que c’est fini. Eastwood n’est pas seulement un immense metteur en scène, c’est aussi un cinéaste qui a inventé, par sa manière de se diriger, une forme de morale de l’acteur-cinéaste, qui retranche discrètement sa présence pour faire d’autres visages le centre de l’émotion.
Josué Morel
Moonrise Kingdom de Wes Anderson
Diffusé sur Ciné + Club le 17/04 à 8h30.
Rétrospectivement, Moonrise Kingdom apparaît comme la pointe du Wes Anderson deuxième manière, celui qui, après deux œuvres de formation relativement inégales (Bottle Rocket et Rushmore), a trouvé sa voix et son style dans la réitération systématique de la même histoire. De La Famille Tenenbaum à Moonrise Kingdom, tous ses films racontent au fond la fuite d’enfants prodiges qui, à trop baigner dans leurs jus, nourrissent des angoisses existentielles que seule l’aventure viendra soigner. « Fuir, là-bas, fuir » pourrait être le mot d’ordre de ce cinéma profondément animé, contrairement aux apparences, par les grands motifs du récit américain. Les escapades thoraldiennes de Sam et de Suzy sur l’Île de New Pezance rejouent ainsi les obsessions que Hollywood a toujours gardé dans un coin de sa tête : le road trip comme condition d’une transformation éthique ou encore la constitution d’une micro-communauté à l’échelle d’une famille choisie. Comme le manoir de la famille Tenenbaum, le navire de Steve Zissou ou le Darjeeling Limited, la maison de Suzy ou le camp scout de Sam sont autant d’espaces segmentés où les manières des personnages reflètent leur environnement. Sortes de mollusques perclus dans leurs coquilles, les héros andersonniens trouvent dans le voyage une invitation à se transformer moralement, ce qui se traduit par une certaine manière d’accueillir l’autre à l’intérieur du cadre, qui change alors logiquement de fonction, passant du castelet au plan large.
Construit sur un aller-retour sonnant à première vue comme un retour à l’ordre, Moonrise Kingdom se fait dans sa deuxième partie le spectacle d’une série de dérèglements. Le quotidien respectif de Sam et Suzy, une fois revenus au bercail, prend des chemins de traverses inattendus (le jeune garçon trouve un père de substitution dans la figure du policier interprété par Bruce Willis, tandis que l’adolescente poursuit sa rupture avec l’autorité parentale), tandis que le déchaînement des éléments naturels aux deux-tiers du récit fournit deux impressionnantes scènes d’aventures dans lesquels le principe de symétrie caractéristique du style du metteur en scène finit par rompre. Et puis, vient enfin la dernière scène, peut-être à ce jour la plus belle tournée par d’Anderson. Tout en reprenant les cadrages et les mouvements de caméra exacts de l’ouverture, elle joue sur la présence d’éléments plus ou moins discrets introduisant des différences au cœur de la répétition. C’est évidemment la petite bouille ronde de Sam derrière son chevalet posté au milieu de la chambre, mais c’est aussi, plus discrètement, les boucles d’oreille offertes par ce dernier à Suzy. Au terme d’une 1h25 de film, une béance s’est donc ouverte à l’intérieur de ce monde parfaitement contrôlé, celle d’un horizon amoureux et idéal que synthétise le tout dernier mouvement de caméra : la chambre enfin vide, un travelling vertical laisse apparaître la toile que peignait le jeune scout (le paysage de la baie de Moonrise Kingdom), jusqu’à ce qu’elle occulte tout le décor. À la manière d’une trouée naturelle dans un univers entièrement artificiel, la véritable crique apparaît lentement sous nos yeux, comme si elle émanait du canevas, souvenir encore vivace d’un moment de bonheur et d’éternité.
Thomas Grignon
Jackie Brown de Quentin Tarantino
Diffusé sur OCS Choc le 21/04 à 7h20.
Adieux, hommes flous et femmes émues, Acte II : après Sur la route de Madison, au tour de Jackie Brown, troisième film de Quentin Tarantino, le premier toutefois où le cinéaste donne la pleine mesure de son talent. Le film s’achève sur une rare occurrence de scène réussie où brille un plan entièrement flou, preuve s’il en est, pour reprendre les mots de Jean Douchet, qu’aucun effet cinématographique n’est en soi absolument bon ou mauvais, et qu’il n’y a dès lors aucun sens à attribuer une valeur intrinsèque à certains procédés mal aimés – flous, ralentis et autres zooms –, quand c’est bien la manière dont ils s’incorporent à une logique d’écriture qui prime. C’est donc une scène d’adieu et, en même temps, de rapprochement, entre Jackie (Pam Grier) et Max (Robert Forster), au cours de laquelle la complicité liant les deux personnages se révèle indissociable de la distance qui les empêchera de s’étreindre totalement. Tout repose ainsi sur un agencement de petites dynamiques contraires : d’abord séparés par une série de champs-contrechamps, les personnages sont enfin réunis lorsque Max évoque le départ de Jackie, tandis que juste derrière elle se trouve la voiture avec laquelle elle quittera les lieux pour partir à l’étranger. Elle lui propose de se joindre à elle ; il décline. Elle s’avance pour l’embrasser, accompagnée par la caméra qui panote pour les mettre face à face, mais leur premier – et dernier – baiser est interrompu par un coup de fil, à la faveur de laquelle Jackie s’éclipse sans un mot, ni un regard en arrière. Robert la regarde, ému, les lèvres encore rougies par son baiser, puis, de dos, se dissout dans le flou quand, inversement, Jackie apparaît dans le raccord qui suit de face, entière, nette, les yeux brillants, écoutant avec mélancolie (et chantant, du bout des lèvres) « Across 110th Street » de Bobby Womack. Comme pour le film d’Eastwood, l’émotion de la séquence tient autant aux regards mutiques des interprètes qu’à une précision de la mise en scène, qui met les personnages en circuit, figure spatialement la dynamique de leurs affects, organise, au sein du découpage, une union en même temps qu’une rupture. Grande scène, grand film.
J. M.