Chaque semaine depuis la fermeture des salles de cinéma, nos rédacteurs profitent de rediffusions télévisées pour évoquer quelques films marquants.
Fog de John Carpenter
Disponible en replay sur Ciné +.
L’une des nombreuses idées de génie de Fog est de faire durer le générique dix minutes, sans que la narration avance (nous sommes simplement témoins des divers incidents que causent l’arrivée du brouillard au village) et ainsi d’installer l’ambiance du film de manière indélébile. Cette longue introduction enrobe Fog d’un voile de romantisme qui lui va extrêmement bien, où le plaisir du beau règne sur le souci d’efficacité. On sent toute la jouissance de Carpenter à tourner en décors naturels : son utilisation du cinémascope et d’une grande profondeur de champ dans les multiples plans de la baie, des rues ou du phare montre avec ce film (et encore plus avec Starman quatre ans plus tard) qu’il est un grand cinéaste paysagiste. Fog est par ailleurs un film qui crépite, comme un conte triste où même la peur est douce. Il débute autour d’un feu sur la plage : bercés par le bruit des flammes, des enfants écoutent une histoire de naufrage racontée par un vieil homme. Ce crépitement en évoque un autre : celui de la projection de cinéma. Les spectateurs sont rassemblés autour d’un écran, comme les enfants autour des flammes sur lesquelles ils projettent l’histoire racontée, et ils entendent le son d’un projecteur qui ronronne en faisant défiler la pellicule, comme les enfants sont bercés par le crépitement des flammes. Carpenter met ainsi en scène une très belle représentation fantasmagorique de l’expérience du spectateur, une invitation à la rêverie qui n’a pas d’égale dans le cinéma fantastique américain. Le magnifique film qui suit est comme vu à travers ces flammes ; le brouillard est une variation horrifique de leur fumée.
Marin Gérard
Hook ou la Revanche du capitaine Crochet de Steven Spielberg
Disponible en replay sur OCS.
Rentrer à la maison, c’est bien souvent l’horizon des héros spielbergiens (quitte à d’abord « phone home »). Mais le retour n’est pas toujours à la hauteur des espérances. C’est alors la grande scène traumatique, déclinée dans plusieurs films, du foyer que l’on retrouve mais auquel on n’appartient plus. Dans Arrête-moi si tu peux, à l’issue de sa fugue trépidante, Frank se glisse le soir de Noël à la fenêtre de sa mère, mais il ne passera pas la vitre : derrière elle, une fillette a pris sa place et un autre homme celle de son père. Dans La Guerre des mondes, Ray ramène saine et sauve sa fille à la maison, mais la distance qui le sépare des siens sur le perron semble irrécouvrable. La même séquence hante Hook, film souvent moqué pour sa mièvrerie et sa facture kitsch, et qui pourtant tient bon la barre. Il s’organise en deux parties (la maison/Neverland) autour d’une fenêtre, celle d’où le petit Peter, égaré par ses parents, se voit remplacé par un autre bambin ; celle qui vole en éclat lorsque, devenu grand, Peter voit ses propres enfants arrachés à leur chambre ; celle enfin autour de laquelle la famille se rassemble, au terme de l’aventure. « Fix the family first » : ce sont les mots adressés par Moïra à son époux, qui tout obnubilé qu’il est par ses affaires, ne regarde plus ses enfants grandir – « Peter, you’re missing it ». Si parents défaillants et familles disloquées sont légion chez Spielberg, Hook est peut-être le film qui fait le plus nettement de la névrose d’un père et du foyer à réparer la trame de son récit. Prenant à contre-pied le fameux syndrôme de Peter Pan, il raconte, sous la forme d’un rite d’initiation inversé, l’histoire d’un père-pirate qui apprend auprès d’une bande d’enfants perdus à recoller ensemble sa figure abîmée et l’ombre de son passé.
De retour à Neverland, où il est provoqué en duel par l’inénarrable Crochet, ravisseur de sa progéniture, Peter est examiné par un petit garçon qui lui tâte le visage, cherche à retrouver dans le fouillis de ses traits vieillis la trace du sourire de Pan. Il lui ôte ses lunettes, les enfourche à l’envers, essaye de remodeler ses yeux, de rendre au regard fané sa lumière, sous l’œil inquisiteur de toute sa bande. Neverland est pour Peter l’expérience d’un dessillement, en même temps qu’une réactivation des puissances de l’imaginaire. En affrontant ses fantômes, en retrouvant dans le souvenir du traumatisme l’image de son visage d’enfant, il se redécouvre père, et si la psychanalyse de conte de fée du film prête gentiment à sourire (Peter ironise d’ailleurs sur ses « délires freudiens qui doivent avoir quelque chose à voir avec sa mère »), il vient rappeler ce que, ici et là, on a eu l’occasion de souligner : chez Spielberg, être père, c’est se rendre capable de plier genoux et de porter sa vue à hauteur d’enfant, pour ensuite, peut-être, le hisser sur son dos.
Sylvain Blandy
Le Tempestaire de Jean Epstein
Disponible en replay sur la plateforme HENRI de la Cinémathèque Française jusqu’à la réouverture de l’établissement.
Le Tempestaire raconte l’inquiétude d’une jeune Belliloise depuis que son compagnon est parti en haute mer. Pour le retrouver, elle va voir le tempestaire, un vieux mage ayant le pouvoir de communier avec la mer. Long d’environ vingt-minutes, le film met en évidence ce qui fait la force de l’œuvre d’Epstein et en concentre les traits caractéristiques. Tournant sur les côtes de Belle-Île-en-mer avec des non-professionnels, le cinéaste mélange les formes documentaires déjà à l’œuvre dans Mor’vran, la mer des corbeaux (1931) avec le climat fantastique imprégnant ses œuvres muettes telles que La Chute de la maison Usher (1928). Il émerge de ce mélange entre réalité et fiction un film étrange dont l’intrigue, minimaliste, permet d’expérimenter de nouvelles formes. C’est notamment le cas de ces multiples plans au ralenti sur les côtes bretonnes, où le flot marin se transforme en un mystérieux plasma, mais aussi de la musique, qui suit également un rythme alangui, au point de ne s’apparenter qu’à une longue nappe sonore plongeant le film dans une léthargie qui le détourne de ses aspects documentaires. Tout cela donne au Tempestaire une teinte particulière, comme si, émergeant d’une réalité légèrement détraquée, il était affecté d’un caractère onirique. La dimension fantomatique du film renforce cette interprétation : il y est non-seulement question d’un mort qui resurgit à la surface des eaux, mais aussi d’un monde en train de disparaître, incarné par des interprètes non-professionnels au ton monocorde, sortes de préfiguration des « modèles » chers au cinéma de Bresson. Quant au vieux mage tempestaire, il symbolise cet univers des marins bretons à l’agonie, quand sa boule de cristal éclate au dernier plan du film et que les deux amants qui s’y reflétaient disparaissent peu à peu dans le ciel.
Victor Touzé
Sixième sens de M. Night Shyamalan
Diffusé sur SyFy le 23/05 à 22h30.
Il serait dommage de réduire à son célèbre twist final le film qui a révélé M. Night Shyamalan, tant Sixième Sens est riche des obsessions de son auteur. L’effroi que suscite la disparition de la parole, thème que l’on retrouve dans presque tous ses films, s’incarne tout particulièrement dans une scène : celle du dîner entre le Dr. Malcolm Crowe et sa femme (Bruce Willis et Olivia Williams). Arrivé en retard au restaurant, le psychologue se met à raconter sa journée d’un ton monocorde, tandis que son épouse reste silencieuse. Autour d’eux, le restaurant pourtant bondé n’est que trop calme. On y discerne seulement des bruissements : tous les personnages en arrière-plan semblent discuter mais n’émettent aucun son. Au-delà même du restaurant, la ville baigne dans le silence. C’est qu’elle est peuplée de fantômes : être un spectre revient pour Shyamalan à ne plus être entendu. Le garçon suivi par le Dr. Crowe qui « voit des gens qui sont morts » (Cole, interprété par Haley Joel Osment) précise ce que cette malédiction a de plus terrible : les fantômes se croient toujours vivants et continuent à parler alors que plus personne ne peut les entendre. Au fil de ses conversations avec l’enfant, le psychologue en vient à croire en cette révélation. Or ce n’est qu’à partir du moment où il commence à accepter les nouvelles règles de ce monde peuplé de spectres qu’il devient capable d’en saisir les traces (la captation de la voix d’un fantôme via un enregistrement audio).
L’argument fantastique autour duquel se développe toujours la question de la croyance chez Shyamalan permet ainsi aux personnages de regarder le monde sous un nouvel angle pour pouvoir à nouveau le raconter. Cet apprentissage nécessite l’intervention d’un médium, qu’il soit humain (Cole dans Sixième sens) ou technologique (la vidéo dans The Visit et Glass). À partir de ces traces auparavant invisibles, il s’agit ensuite de parvenir à y croire collectivement et par là-même à (re)construire une relation humaine : ici Cole trouve le courage de partager sa vision du monde avec sa mère pour rebâtir la cellule familiale, et le Dr Crowe comprend la cause de la distance qui le sépare de sa femme. Pour Shyamalan, peu importe l’objet (un père incassable qui résiste aux balles, la lutte contre un monstre rôdant autour d’un village…), seule compte cette idée que la fiction mérite mieux que d’être considérée comme un récit. Il s’agit d’une porte vers de nouvelles réalités collectives qui ont le pouvoir de souder une communauté contre la solitude, la peur et le silence.
Adrien Mitterrand
Contact de Robert Zemeckis
Diffusé sur TCM le 26/05 à 20h50.
En plus de suivre le récit, bouleversant, d’une femme à la recherche de son père défunt jusqu’aux confins de l’univers, Contact fait preuve d’une grande générosité dans sa façon d’envisager le monde des images comme une invitation vers un ailleurs, une passerelle vers un au-delà. C’est ce que montre le tout premier plan du film, qui relie en un raccord numérique l’immensité du cosmos à la pupille d’une jeune fille, dont le regard semble déjà habité par une série de visions astrales. On pourrait aussi évoquer un autre plan fameux, peut-être plus connu que le film lui-même, où la jeune Elie Arroway court en direction d’un miroir que la caméra finit par traverser, défiant la logique spatiale de la scène. L’effet n’a rien de gratuit ou de superficiel : la traversée du miroir marque un passage définitif vers une autre étape dans la vie de la jeune fille, son reflet n’apparaissant plus comme une surface plate mais comme une image qu’il serait possible d’appréhender en profondeur. D’accès à la profondeur, il en sera question tout au long du film, lorsque la caméra passe, à maintes reprises, au travers d’une fenêtre ou d’un écran afin d’accéder à de nouveaux espaces. Quant à la mystérieuse vidéo d’Adolf Hitler envoyée par les extraterrestres à l’équipe d’Arroway, elle devra être modélisée en trois dimensions pour révéler les plans d’un vaisseau – des plans qui devront à leur tour être envisagés en profondeur pour être lus correctement. C’est que la quête de sens d’Elie Arroway face aux mystères de l’univers consiste avant tout en une exploration, c’est-à-dire en un passage vers un autre espace-temps qui implique d’envisager le monde sous un autre angle. Il est en ce sens très émouvant que la rencontre tant attendue avec la vie extraterrestre advienne sur une plage paradisiaque, dont la forme fait écho au dessin que la jeune Arroway offre à son père au tout début du film. À des années lumières de sa chambre d’enfant, l’image se voit dotée de profondeur, dans une nouvelle dimension apte à faire d’un souvenir intime l’expression d’une manifestation céleste. Une scène témoignant de la richesse d’un film passionnant, un peu trop vite oublié, qui mériterait certainement d’être à nouveau exploré.
Corentin Lê