L’œuvre filmique de Jean Epstein (1897 – 1953) est enfin accessible au grand public grâce à l’ouverture et l’acquisition de droits, la restauration opérée par le CNC, la diffusion par la Cinémathèque française dans le cadre d’une rétrospective, et la coédition d’un coffret DVD par Potemkine/Agnès b et la Cinémathèque française. Cette édition est particulièrement soignée : chaque film est introduit par un commentaire efficace tant historique et biographique qu’esthétique ; de nombreux suppléments et entretiens éclairent l’œuvre sous des aspects variés (entretien avec la sœur du réalisateur, Marie Epstein, entretien sur la restauration sonore des films avec Léon Rousseau, entretiens avec des universitaires travaillant sur le cinéma d’Epstein, tels que Éric Thouvenel, Viva Paci, Christophe Wall-Romana, entretiens avec des réalisateurs contemporains comme Bruno Dumont ou James Schneider qui a réalisé Jean Epstein, Young Oceans of Cinema, inclus dans cette édition). Par ailleurs, une attention particulière a été faite à la création musicale pour les films muets où nous pouvons choisir une version musicale, notamment pour La Glace à trois faces et Six et demi, onze. Par ailleurs, nous pouvons choisir la fin de Six et demi, onze et visionner celle préconisée par Epstein et celle qui lui avait été imposée lors de la sortie du film. L’édition est particulièrement didactique, ayant fait le choix d’un regroupement chronologique : « Les films Albatros (1924 – 1925) » du nom de la société de production Les Films de l’Albatros et de son studio Albatros qui constituent « les années de formation » d’Epstein selon Henri Langlois ; « Première vague (1926 – 1928) » ou « Les Films Jean Epstein » regroupant les films produits par Epstein grâce à des commanditaires privés ; « Poèmes bretons (1928 – 1948) » définissant une période beaucoup plus libre et plus légère de création comme de production. Cela permet de considérer l’évolution du cinéma epsteinien depuis les films de commande, les films réalisés en studio, travaillés par la narration, aux fictions documentées en plein air, réduites à une matière narrative ténue, dont La Chute de la maison Usher (1928) peut être considéré comme un pivot, dernier film produit en indépendant, caractérisé par l’adieu au studio et au décor construit, à un scénario trop écrit et à des acteurs professionnels.
Chef de file de l’Avant-Garde, Epstein est, comme l’exprime Bruno Dumont qui confesse avoir trouvé un proche en la personne d’Epstein, un véritable pionnier du cinéma, un maître du cinéma français qui n’est pas tout à fait à sa place, et que la critique a contribué à réhabiliter depuis une quarantaine d’années. Cela a tout d’abord impliqué l’édition de ses écrits théoriques sur le cinéma chez Seghers dans les années 1970, réinvestie par Gilles Deleuze dans L’Image-Mouvement et L’Image-Temps, puis prolongée par un colloque organisé par Jacques Aumont à la Cinémathèque française en 1998 « Jean Epstein – Cinéaste, poète, philosophe », comme par l’exploration de ses archives à la Bibliothèque du film. À cette édition-événement de quatorze des films d’Epstein est adossée la réédition de ses œuvres écrites, aujourd’hui épuisées, à partir du second trimestre 2014 par les Presses du réel-Independencia, en neuf volumes à raison de trois par an. Seront publiés des inédits – Ganymède, essai sur l’éthique homosexuelle masculine et L’Autre Ciel – portant notamment sur l’homosexualité d’Epstein, longtemps laissée sous silence par la critique, et des textes divers, littéraires, au-delà du cinéma, rendant compte de la culture encyclopédique epsteinienne. Joël Daire, directeur du patrimoine de la Cinémathèque française, a publié par ailleurs en avril 2014 la première biographie consacrée à Jean Epstein aux éditions La Tour Verte. C’est donc à un vaste chantier de ré-exploration de l’œuvre théorique et filmique d’Epstein, comme de sa figure, à laquelle on assiste concomitamment. Son œuvre atteste en effet d’une réflexion théorique majeure sur le cinéma pour son temps, comme du passage du muet au parlant, de conditions de production dont il s’affranchit progressivement pour retrouver l’essence de la création qu’il donne à voir selon des modalités différentes dans La Chute de la maison Usher et Le Tempestaire, sorte de diptyque à ce titre. À cela s’articule une classification entre fiction et documentaire, certes non opératoire pour Epstein qui conçoit le film comme une « situation » (Éric Thouvenel), et pas génériquement. Il expérimente au sein de son cycle breton des fictions documentées. Son œuvre filmique dialogue avec son œuvre théorique et c’est ainsi que l’on peut trouver dans ses mélodrames, et dans le triptyque constitué par La Chute de la maison Usher, La Glace à trois faces et Six et demi, onze, un triple dispositif (le tableau, le miroir et la photographie) réfléchissant le médium cinématographique. Malgré l’hétérogénéité des films des trois périodes d’Epstein, chaque film se présente comme un laboratoire d’expérimentation avec un style bien reconnaissable : précision et rigueur du découpage, gros plan, surimpressions.
« Le monde fluide de l’écran » : surimpression sensible, montage et découpage
Epstein, tout cinéaste dandy et mondain qu’il fut, tend, ainsi que l’exprime Bruno Dumont, vers une simplicité de plus en plus ostensible manifestée par le motif de l’eau qui prend de plus en plus d’importance, jusqu’à constituer un personnage en tant que tel à travers la mer dans le cycle breton. L’eau apparaît comme un motif saillant chez Epstein, sur lequel revient Éric Thouvenel. Le générique de L’Or des mers est à ce titre un pur poème visuel avec des poissons dans un aquarium, au sein duquel sont successivement présentés des panneaux. Le film est ainsi placé sous le signe du monde fluide, du mouvant, lequel sert à la surimpression. C’est encore dans Six et demi, onze la magnifique scène où la voiture avance vers le spectateur dans une surimpression de vagues, telle un bateau. Or, la surimpression constitue l’essence même du montage comme « mélange d’images » (Jacques Aumont), et de son activité intellectuelle. Selon la fameuse formule de Germaine Dulac, contemporaine d’Epstein, la surimpression, c’est la pensée. Mais le propre d’une pensée sensible selon Epstein qu’il nomme « lyrosophie » dans son ouvrage de jeunesse du même nom (La Lyrosophie, 1922). Il y définit un mode de connaissance sentimentale ou par amour ou par passion, qui se distingue de la connaissance scientifique, et dont le sentiment, « la souplesse de la logique de sentiment », constitue la forme première de la connaissance. Tout se passe comme si Epstein avait trouvé dans le cinématographe l’expression de cette « intelligence bi-logique, bicéphale, hermaphrodite », sentimentale et raisonnable presque à la fois, la « lyrosophie ». Il rattache explicitement la surimpression cinématographique à une dimension affective et mentale : « Étant le domaine affectif, le subconscient est le domaine émouvant par excellence. C’est dire qu’il est, dans un sens, le domaine esthétique. À ce point est réel cet esthétisme du subconscient qu’il suffit d’embrayer ce subconscient, d’y revenir ou d’en partir, pour capter la beauté ou, si on préfère, une beauté : l’émotion. La formidable valeur esthétique du souvenir, valeur dont l’expérience personnelle de chacun et toutes les littératures et même le cinéma aujourd’hui, par ses flous et ses surimpressions rétrospectifs, nous donnent cent fois par jour la preuve, est une valeur due à la part de subconscient contenue dans, et entraînée par tout souvenir. Cette valeur est donc affective, valeur de sentiment. » Si l’eau est la figure du montage (que ce soit à travers les procédés de surimpression mais encore servant au montage alterné, comme dans L’Or des mers ou Le Tempestaire), elle est aussi, à travers la mer, la figure même du découpage : comme l’exprime Bruno Dumont, la mer est le symptôme de la brisure et de la déchirure, aussi bien réelle entre les amants séparés que cinématographique dans Le Tempestaire ou Chanson d’Ar-mor.
La « grâce d’un autre monde » : la « démarche en crabe »
Cette attention au fluide, Epstein en fait l’essence même du cinéma qu’il définit dans « Logique du fluide » et dans « Le monde fluide de l’écran ». Dans la mer comme l’exprime Bruno Dumont, est à la fois donné à voir le mouvement et son inversion (un « anti-univers à temps contraire » dans les termes d’Epstein), un retour vers le noyau originel (les développements sur l’accéléré et le ralenti chez Epstein, entre esprit et matière, vers un stade prématériel, spirituel), et quelque chose de proportionnel avec l’infini (saisir le non-vu dans le vu). Gilles Deleuze, à partir de Jean-Pierre Bamberger, définit la spécificité du mouvement aquatique relativement au mouvement terrestre dans un développement portant sur « l’école française de l’eau » (Grémillon, Vigo) où est mentionné Epstein : « Le mouvement aquatique se confond avec le déplacement du centre de gravité suivant une loi objective simple, droite ou elliptique (d’où l’apparente maladresse de ce mouvement quand il se fait sur terre ou même sur la péniche, démarche en crabe, reptation ou tournoiement, mais c’est comme la grâce d’un autre monde) ». Dans Finis Terrae, nous trouvons un gros plan de crabe, et dans L’Or des mers précisément la démarche en crabe du fiancé de Soizic, pour la sauver des sables mouvants. Mouvement aquatique et démarche en crabe rendent bien compte de la grâce d’un autre monde du cinéma epsteinien, qui a des affinités avec celui de Robert Bresson. Les héroïnes epsteiniennes, que ce soit Rozenn (Chanson d’Ar-mor) ou Soizic (L’Or des mers), évoquent les héroïnes bressonniennes : on pense ici bien sûr à Mouchette. Enfin, Deleuze définit corollairement un état liquide de la perception qui est la promesse ou l’indication d’un autre état de perception, celle d’une perception plus fine et plus vaste (le reume), une perception moléculaire propre à un ciné-œil et que matérialise et signifie par excellence la boule de verre du Tempestaire.
Cette « réalité seconde et particulière, sui generis, cinématographique » fait du cinéma une modalité de connaissance particulière, « par amour », qui est la révolution métaphysique opérée par le cinéma : comme l’exprime Bruno Dumont, le cinéma permet de « rentrer à l’intérieur du sentiment », et la caméra en est le microscope. C’est pourquoi Epstein, comme Dumont, a une telle foi en la « mystique du cinéma », pèlerinage « des foules d’amoureux [qui] s’embarquent chaque jour pour Cythère ». Comme l’énonce Epstein, il n’y a certes pas de nature morte à l’écran où tout vit et respire, et « à l’écran, Cythère, c’est un rocher aride (…) »; ce rocher cinématographique, littéral, qu’il ne cesse de filmer dans ses « poèmes bretons », délimitant un espace-temps « finis terrae ». Ce qu’Epstein définit comme un « mystère de la simplicité » dans L’Intelligence d’une machine (1946) pourrait sans doute bien caractériser son cinéma, et son cheminement : « Ainsi, dans la structure de la nature tout entière, à travers les détails infiniment embrouillés, la pensée aperçoit ou crée un axe parfaitement général, une avenue directrice, une voie de compréhension, étonnamment droite. Devant cette soudaine simplification, on est d’abord tenté de se récrier, comme on fait lorsqu’on a percé à jour l’abondance des gestes, par laquelle un illusionniste protégeait le secret de ses trucs : “Ce n’est donc que cela !” Mais, à y réfléchir, cette simplification même constitue une nouvelle énigme, un autre mystère, plus profond, peut-être inabordable. Il semble qu’écartées les fioritures de l’illusion, on découvre l’incompréhensible : la véritable magie ». C’est sans conteste le simple pouvoir d’envoûtement du cinéma epsteinien que l’on a désormais la chance de pouvoir voir et revoir. Alors embarquons pour Cythère et ses plaisirs cinématographiques epsteiniens, car il y a bien une « photogénie du désir » chez le théoricien de la « photogénie du mouvement ».