Aucun cinéaste digne de ce nom — c’est-à-dire doué d’un minimum d’observation du monde — n’a pu échapper à ce constat : un des pires maux que puisse s’infliger l’humanité est de s’aveugler à elle-même. Et il faut bien l’ajouter, le risque de cécité est d’autant plus grand que l’homme se donne l’illusion de la sécurité de sa position (notons que la règle est aussi valable pour les cinéastes eux-mêmes). Tel est le constat implacable que développe le nouveau film de Manoel de Oliveira, avec l’approche inébranlable qui fait la grandeur du Portugais : sans haine mais sans complaisance, où l’ascétisme tranquille et conscient de ses artifices est le meilleur chemin vers l’acuité, mais aussi, par-delà, vers la beauté.
Sur un quai de port, un homme (Ricardo Trêpa, rarement vu aussi intimidant) attend quelques instants adossé à une bitte d’amarrage, avant de sortir du cadre. Puis, dans une ténébreuse ruelle de la ville, un crime est commis, une silhouette s’enfuit en hurlant son innocence. On l’ignore encore, mais c’est le même Trêpa qui se dérobe une nouvelle fois au regard, plusieurs années d’ellipse après le plan d’ouverture portuaire, plusieurs autres années d’ellipse avant la suite du film, son cœur qui restera confiné dans la salle à manger des parents et de l’épouse du personnage (nommé João). Après cette ouverture fracassante où l’austérité des plans forge ici la pureté de leur impact, on bascule dans un dispositif plus proche du théâtre (le film est l’adaptation d’une pièce), où les enjeux se jouent dans la captation de la parole. Où Manoel de Oliveira, poursuivant le motif qu’il travaille depuis longtemps et où il est passé maître (Un film parlé), ne filme la parole que pour en révéler ce qu’elle révèle en son arrière-plan voire malgré elle, au regard de la mise en scène de l’espace et du temps. Ainsi, dans cette maison et devant cette caméra, les évocations plus ou moins sincères du cher disparu (qui revient entre-temps, puis repart avec fracas) apparaissent-elles comme des voiles pudiques que ceux qui parlent posent sur eux-mêmes, sur leur intimité et même sur leurs affects de classe, dépassant le cadre de la tragédie familiale.
Du théâtre au cinéma
Il faut bien constater une nouvelle fois la capacité intacte d’Oliveira (souvenons-nous du Soulier de satin) à faire œuvre de cinéma sur la base d’un des arts qui inspirent celui-ci, mais qui aussi, souvent, l’empèsent : le théâtre. Entre les mains de trop de réalisateurs, l’adaptation d’une pièce de théâtre se résume à en reproduire aveuglément les acquis (indexation sur l’expressivité des répliques et du jeu des comédiens) tout en faisant de la caméra un outil de « remplissage » plus ou moins grossier pour que le résultat ressemble à un film : ce qu’on appelle du théâtre filmé, soit la trahison d’un cinéma contraint à suivre texte, images et postures sans recul ni perspective. Un exemple tout frais : William Friedkin. En adaptant des pièces de Tracy Letts dans ses deux derniers films, notamment le récent Killer Joe qui a séduit et fait débat jusque dans notre rédaction, que fait l’Américain, à part reproduire servilement sur pellicule des poses d’acteurs, des répliques cherchant à attirer l’attention, des provocations plus bruyantes que pertinentes, tout un paquetage qu’on imagine aussi bien étalé tel quel sur les planches new-yorkaises ? Il a beau rajouter des plans d’extérieur, des filtres de couleurs, des visions salaces et des effets de montage pour épaissir le brouillard moral dont il a fait sa signature, toute la vision qu’il tire de ce qu’il filme se résume à la réception immédiate et sans discernement des démonstrations théâtrales, sur un fond bien plus moralement conformiste que Letts et lui ne se l’avouent — autant dire qu’il se rend consciencieusement aveugle.
A contrario, ce qui frappe dès l’entrée dans la maison de Gebo (le père de João), c’est la façon dont Oliveira retravaille les artifices mêmes du théâtre — les entrées et sorties de personnages à travers le décor, l’affectation surannée des dialogues, les apartés — pour traduire des vérités non frontalement perceptibles, voire pour remettre en question les apparences de ce qu’on voit et entend. Un travail de cinéaste, en somme, basé sur le plus simple appareil : quelques changements d’axe, ni travelling ni zoom, mais une conscience ininterrompue de l’espace et des présences en son sein. Tandis qu’on parle à propos de João, autour de João, à côté de João quand il est là, la mise en scène met constamment en évidence les sous-entendus, les dissimulations et les mensonges portés par le verbe. On rassure la mère éplorée, et dès qu’elle part dans la cuisine hors champ (en arrière-plan derrière une porte, belle et fluide alternative à un bête déplacement latéral dans le plan), on soupire. La mère bafoue sa belle-fille à la troisième personne comme si celle-ci était absente, alors qu’elle est juste derrière elle, dans le cadre. Plus tard, la famille et des voisins devisent dans la même pièce, mais la caméra isole en champ-contrechamp ceux qui entretiennent la conversation (comme activité de convention sociale) et ceux qui en sont en vérité tenus à l’écart (le fils prodigue et sa femme). Et il y a ce livre de comptes sur lequel Gebo s’active constamment avec l’application d’un cruciverbiste, mais surtout au moment de se dérober aux questions gênantes. De la tragédie de la séparation familiale, du soulagement des retrouvailles, dans l’illusoire (et, on l’apprendra, éphémère) retour à l’ordre, Oliveira pointe en permanence l’ombre de l’hypocrisie. D’ailleurs, João lui-même nie l’illusion d’un bonheur dans son retour à la maison, franchissant le seuil et s’asseyant à côté de son père pour éclater d’un rire glaçant.
Entre ombre sournoise et lumière aveuglante
Dès l’apparition des voisins, la perspective du film s’élargit de la cellule familiale au corps social. Reproduites dans la conversation de courtoisie, les tricheries sur les mots, la volonté constante de se rassurer, la peur de la perte, l’exclusion discrète des porteurs d’ombre comme João apparaissent comme des stigmates d’incertitude d’une institution bourgeoise. Oliveira, dont on connaît l’amour pour Buñuel (jusqu’à prolonger un de ses films dans Belle toujours), se livre sans crier gare, mais avec doigté, à une observation attentive et acérée des affects de la bourgeoisie. Observation qui vaut, mine de rien, comme un essai de définition de cette classe, non basée, comme il est communément admis, sur la richesse, mais sur l’apparence que le bourgeois en donne et sur sa crainte de voir cette apparence écornée, son statut remis en cause : ainsi, chez Gebo, le seul signe extérieur de richesse, la valise pleine d’argent qui inspire à ses voisins un respect mêlé de convoitise, ne lui appartient même pas. En contrechamp implacable de ce portrait de groupe, l’individu João, de parent perdu et retrouvé, devient le mouton noir, synthétisant tout ce que ses proches et semblables ici attablés refusent de voir. Lui a quitté la maison, a vu les ombres qui cernent le monde et que celui-ci a suscitées : la misère, le crime, un enfer terrestre dont nul ne peut se prétendre à l’abri. Le film finit par le révéler : lui-même, après en avoir été le témoin de ces pièges, y a succombé, a cessé de s’y refuser, sans doute par mépris de la société qui l’a vu naître et dont il s’est exclu. Il s’enfuira de nouveau du cadre, cette fois sans retour, avec l’argent de la mallette, non sans avoir crânement asséné à sa femme incrédule la gravité de sa chute en commettant sous ses yeux le vol avec effraction (où Oliveira ose un usage tragi-comique des dialogues théâtraux dans la situation donnée, quelque chose comme « Mon chéri, mais que fais-tu donc ? — Tu ne le vois pas ? Je suis en train de voler !»).
Ne resteront alors, pour Gebo et sa famille, que les yeux pour pleurer et la culpabilité à endosser. Le soleil entre alors pour la première fois dans la maison : l’ombre de la peur s’est éloignée, l’issue est là, il n’y a plus qu’à l’accepter. La sérénité paradoxale qui se dégage de cet ultime plan, ponctuant pourtant le récit d’un échec tragique jamais masqué, vaut comme une superbe signature du cinéaste — affirmation de son regard limpide qui se fait critique, mais jamais juge ni bourreau, ne regarde pas ses personnages de haut, mais face à face, tels ses semblables, sans la moindre prétention à soumettre la marche du monde. Le plus triste dans cette histoire, c’est que des regards aussi francs et dénués de calcul narcissique que celui-ci, le cinéma en manque de plus en plus.