Coincé entre un Cabaret aux huit oscars et la Palme d’or cannoise de Que le spectacle commence, Lenny fait figure de maillon méconnu dans la filmographie d’un cinéaste plus célèbre pour ses flamboyantes comédies musicales que pour cette biographie filmée. Sa ressortie en salles est l’occasion de redécouvrir une œuvre formellement fascinante, dont le discours sur la fonction sociale et politique des artistes, fussent-ils de show business, reste toujours, et plus que jamais, d’actualité.
Jusqu’à sa mort d’une overdose en 1966, l’humoriste Lenny Bruce fit rire et scandalisa l’Amérique toute entière par la virulence de ses sketches, mais aussi par la crudité de son langage qui lui valut d’être à de nombreuses reprises condamné pour « obscénité » par la justice de son pays. Quelques années plus tard, un journaliste rencontre ses proches – son épouse, sa mère, son agent – et enregistre leurs confidences.
L’argument de Lenny emprunte à Citizen Kane, mais l’hommage transparent au chef‑d’œuvre d’Orson Welles n’a rien de gratuit : l’alternance de séances d’entretiens, d’extraits de spectacles et de flash-backs sur la vie d’un personnage hors normes met ainsi en lumière l’évolution foudroyante de la société américaine, qui adore après 1968 ce qu’elle brûlait quelques années plus tôt. Cette construction permet également de recourir à un montage à la fois limpide et très savant, caractéristique du meilleur cinéma américain des années 1970 : chaque nouvelle séquence est habilement reliée à la précédente, qu’elle vient illustrer, contredire ou commenter ironiquement. Lenny a beau s’inspirer d’une pièce de Julian Barry, ses origines théâtrales se devinent difficilement dans cette architecture purement cinématographique.
Le film est également servi par l’interprétation de ses deux acteurs principaux. Dustin Hoffman, dont la médiocre qualité des prestations de ces dernières années a fait oublier qu’il pouvait être grand, trouve ici l’un de ses meilleurs rôles. Frémissante et intense, Valerie Perrine est encore plus impressionnante : deux ans après Abattoir 5 qui tirait déjà parti de sa troublante ingénuité, l’ancienne playmate fut récompensée d’un prix d’interprétation mérité à Cannes pour sa prestation dans Lenny. Hélas, elle n’obtint plus par la suite d’autres rôles à la mesure de son talent.
Tourné dans un noir et blanc d’une grande beauté, Lenny fait partie de ces quelques œuvres qu’il est impossible d’imaginer en couleurs. Il y a peu de plans d’ensemble, la caméra de Bob Fosse leur préférant des gros plans chargés d’une émotion brute : vagabondant dans l’audience des spectacles de Bruce ou dans la faune d’artistes et de marginaux qui entoure l’humoriste, elle y traque un regard de fatigue alcoolisée, une mâchoire serrée dans un rictus de désapprobation, un sourire crispé par la gêne ou des traits illuminés par un rire franc. La finesse de l’image sert merveilleusement cette attention portée aux visages : rarement le grain de la peau n’aura été aussi bien rendu, et ce dès le premier plan du film, mémorable dans sa frontalité dépouillée de tout artifice. Avec Lenny, Fosse prouvait qu’il n’était pas qu’un chorégraphe surdoué, et que la sophistication de sa réalisation pouvait servir d’autres genres que celui de la comédie musicale.
La première moitié du film est globalement consacrée à la vie privée de Bruce, qu’il montre comme un individu aimablement immature et irresponsable, ce qui contraste avec la pertinence et la causticité de ses spectacles – tandis que la seconde moitié atteint une dimension tragique, voire épique, en se concentrant sur l’ascension et la chute de l’humoriste. Fosse évite cependant le principal piège du biopic : l’hagiographie lénifiante. Égoïste, coureur, drogué, autodestructeur, pétri de contradictions (certes assumées) – dont la moindre n’est pas qu’il profite sans vergogne d’un système qu’il vomit par ailleurs –, Bruce n’est pas présenté sous un jour très flatteur. La figure de cet artiste, considéré comme l’inventeur du stand up, et aussi incompris de son vivant qu’il est aujourd’hui révéré, est rendue d’autant plus passionnante.
Lenny Bruce connut le triste destin des précurseurs, et fut la victime d’une dramatique incompréhension, que le film souligne subtilement : le public rit ou le condamne pour ses insanités, mais semble passer à côté de son message social et politique. Antiségrégationniste, farouche opposant de la guerre du Vietnam, ennemi déclaré de l’ordre moral, Lenny Bruce avait autre chose à dire que « bite » et « nichons»… D’abord avec un humour ravageur, puis sur un mode de plus en plus pathétique au fur et à mesure que la justice et la police s’acharnent sur lui, il prêche contre la censure et l’autocensure, qui chargent le langage d’une violence qu’il entend mettre en lumière et désamorcer. Encore trop corsetée par le racisme et la pudibonderie, la société américaine n’était pas prête à entendre ces vérités – Bruce, trublion qui à son corps défendant se retrouva investi d’une mission trop grande pour lui, en fit les frais. Sans sombrer dans la métaphore christique qu’appelle pourtant le dernier plan du film, Bob Fosse révèle la dimension de victime expiatoire de son personnage.
Lenny pourra paraître daté : ses nombreuses références à la vie politique et culturelle de l’Amérique des années 1960 sembleront assez obscures pour le spectateur d’aujourd’hui. Pourtant, outre qu’il n’a rien perdu de sa puissance formelle, ce grand film sur le pouvoir subversif du langage éveille de curieux échos dans la France de l’ère Sarkozy, dans laquelle une radio publique peut virer sans ménagement deux humoristes qui avaient le tort de déplaire au Prince.