Il faut reconnaître un certain courage à Marc Forster, qui a choisi comme décor de son nouveau film la ville dévastée de Kaboul et la terrible chape de plomb sous laquelle est tombé l’Afghanistan, autrefois pays en profonde ébullition culturelle, aujourd’hui no man’s land interdit à toute humanité. Il faut aussi lui reconnaître une certaine délicatesse de ton pour évoquer les pires atrocités, et un talent pour créer l’émotion. Mais si le sujet s’éloigne profondément des préoccupations du dernier film du cinéaste, le mignon Neverland, l’académisme est le même : quand Hollywood s’empare des sujets les plus casse-gueules, ce n’est souvent que pour les plomber d’un moralisme rampant et assourdir des problèmes complexes sous les crescendos de violons. Les Cerfs-volants de Kaboul n’est pas un mauvais film, simplement une gentille tentative de se montrer concerné par une situation terrifiante en oubliant qu’il s’agit aussi de cinéma.
Kaboul, 1979. Les Soviétiques frappent à la porte de l’Afghanistan, mais n’ont pas encore enclenché le processus de destruction du pays. Amir et Hassan vivent les plus beaux moments de leur enfance : amis de cœur, ils rêvent de gagner le célèbre concours de cerfs-volants de Kaboul. Pour Amir, il ne s’agit pas seulement d’un défi, mais de prouver à son père qu’il est capable de réussir quelque chose, quand celui-ci blâme son absence de courage et de virilité. Amir est jaloux d’Hassan, petit homme qui ne s’en laisse pas compter : pourtant celui-ci n’est « que » le domestique de la maison et doit endurer les perpétuelles humiliations de jeunes Pachtounes (élite de l’Afghanistan) contre la « race » dont il fait partie, les Hazaras. Un jour, Amir est témoin du viol de son ami Hassan. Plutôt que de lui porter secours, il s’enfuit, et pour s’épargner la honte de se justifier devant Hassan, il fait en sorte de l’expulser de la maison. Quelques jours plus tard, les Soviétiques envahissent l’Afghanistan. Hassan et son père s’enfuient vers les États-Unis. Vingt ans plus tard, Amir retourne en Afghanistan, devenu le repaire des talibans, pour trouver un moyen de se faire pardonner…
Les Cerfs-volants de Kaboul agite un nombre incalculable de problématiques, trop sans doute pour en creuser une seule et ne pas tomber à un moment ou un autre dans l’énorme mélo plein de beaux sentiments. Alors que la première partie du film gardait une certaine unité dans la description de l’amitié complexe entre le petit maître et le jeune domestique qui le suit comme son ombre et l’admire sans rien lui demander en échange, la deuxième partie brasse beaucoup d’air pour pas grand-chose, le moment fatal pour le film étant celui où Amir apprend quels sont ses véritables liens avec Hassan, comme si le fait qu’ils soient frères de sang permette de justifier leur relation exclusive, inexplicable autrement… Il y avait pourtant dans le roman originel de Khaled Hosseini, best-seller dans les pays anglo-saxons, matière à faire un film relativement subtil, comme le montre la très belle scène où Amir assiste, impuissant, à la torture de son ami, puis le retrouve, comme si de rien n’était, l’un cachant sa honte, l’autre feignant le courage ultime pour ne pas inquiéter son ami. Les Cerfs-volants de Kaboul doit alors beaucoup à l’interprétation très réaliste des deux jeunes comédiens, dont la pudeur dans le sordide arracherait des larmes à une statue, mais aussi à un traitement complexe où l’Afghanistan pré-1979 n’est pas un lieu de vie idyllique, mais couve déjà, comme partout ailleurs, des problèmes intérieurs graves et un racisme rampant.
Une fois le départ d’Amir et son père vers les États-Unis enclenché, le film commence à perdre doucement ce qui constituait sa force principale : une description honnête et sans fioritures d’un pays menacé, d’une culture millénaire que l’on s’apprête à abattre. Voici venu le temps des grands discours (sur l’honneur) et des actes de bravoure (de l’ami affrontant son passé pour sauver un enfant innocent, tout un programme). Tant que Marc Forster se concentre sur le père d’Amir et sa lente descente aux enfers dans un pays où il n’a aucun repère, Les Cerfs-volants de Kaboul tient encore bravement sur un fil ténu de dignité, appuyé encore une fois par le talent des comédiens principaux. Mais dès le retour d’Amir en Afghanistan, le cinéaste passe à l’artillerie lourde : quelques barbus dégoûtants en guise de talibans, une ville où l’on a interdit les cerfs-volants (donc la possibilité de voler, d’être libres, métaphore éculée), une scène violente et voyeuriste de lapidation et des histoires immondes d’enfants violés, esclavagisés, qui meurent de faim… Il ne s’agit pas de nier la réalité des faits montrés par Forster, mais de dénoncer l’utilisation simpliste de ces faits atroces pour susciter une émotion sans lendemain.
Si la volonté de Forster a effectivement été celle d’un film politique et réaliste (Les Cerfs-volants a été tourné en dari, la langue locale, et Kaboul reconstituée à la perfection), l’objectif pédagogique n’est pas atteint, tant le tout est empreint de manichéisme et de provocations mélodramatiques. Même la vision de la ville de Kaboul en 2000, alors que les Taliban sont au faîte de leur puissance, n’est pas assez travaillée pour que le contraste avec la Kaboul de 1979 fonctionne. Les Cerfs-volants ne tient pas la route sur sa (longue) durée car Forster ne lie jamais le contexte historique et l’histoire individuelle, se concentrant sur l’un, puis sur l’autre, non pas par réelle fainéantise (le film bénéficie d’une très belle photographie et d’une mise en scène travaillée), mais dirait-on, par simple péché hollywoodien où le sentiment larmoyant prime sur tout le reste. Forster n’a pas réussi à s’extirper de ses mauvaises habitudes de faiseur habile : or, un film comme Les Cerfs-volants de Kaboul méritait un talent sortant au moins de l’ordinaire.
Certes, la cause est entendue: on ne pourra pas reprocher à Marc Forster sa sincérité dans son intérêt pour la tragique histoire afghane. Remarquons simplement que sa bonne conscience a trouvé le filon adapté, évitant le sujet qui fâche et s’acharnant sur l’ennemi qui réconcilie tout le monde (les infâmes talibans) : le roman de Khaled Hosseini s’achève en 2000, un an avant le tragique assassinat du commandant Massoud, et deux avant l’intervention anglo-saxonne, qui paracheva le travail des Soviétiques et de leurs successeurs barbus en détruisant définitivement Kaboul et ce merveilleux pays que fut l’Afghanistan.