Après sept ans d’absence, c’est un Peter Weir affranchi des majors qui renoue avec l’épique. Paradoxalement le résultat, de bonne facture, est aussi académique que si ces dernières consentaient encore à le financer, et le cinéaste livre un film convenable mais convenu, classique sans pouvoir prétendre devenir un classique, cette fois. Pourtant, de lui, on n’espérait pas moins.
En dépit d’un titre français aussi plat que la morne steppe, ces Chemins de la liberté étaient attendus avec une impatience fébrile par les admirateurs de Peter Weir, et parmi ceux-ci par les inconditionnels de Master & Commander, miraculeux film d’aventures de 2003 et classique instantané, hélas tout juste rentable. Produit sans le secours de studios de plus en plus frileux (triste époque où les projets d’un Peter Weir sont considérés comme des prises de risque), ce récit retraçant l’odyssée hors du commun d’évadés du goulag était indubitablement taillé à la mesure du maître, l’un des rares (avec Cameron) à pouvoir quand l’occasion se présente aborder l’épopée sans se prendre lourdement les pieds dans le tapis façon Oliver Stone. Certes le film est tiré de mémoires à l’authenticité problématique , mais au-delà de la question de « l’histoire vraie », la matière était alléchante, celle d’une grande fresque parcourue d’un souffle héroïco-humaniste, placée entre les mains expertes d’un orfèvre du classicisme. La fresque est bien là ; le souffle beaucoup moins. Qu’on ne se méprenne pas : Peter Weir est toujours ce formidable filmeur, dévoreur d’espace. Devant sa caméra, Ed Harris reste cet acteur solaire qui n’a presque plus besoin de faire quoi que ce soit pour cannibaliser un plan (au point qu’on croit le voir s’auto-parodier, par instants…), quand bien même ses partenaires livrent quelques prestations lourdement appuyées ou au contraire un brin fadasses – l’éternel problème de la langue n’est ici pas un mince tracas. L’exemple de Colin Farrell, remarquable acteur quoi qu’on en dise, est à ce titre symptomatique ; jamais loin de l’excellence mais suscitant plus souvent l’embarras, pas forcément aidé il faut le dire par son personnage.
Comment expliquer que la magie n’opère pas ? Quelque chose n’est pas advenu, et si l’on s’arrête à ce constat, on en vient à soupçonner que notre indulgence ne tient peut-être qu’à la mélancolie éprouvée à l’idée de ce que le film aurait pu être. Si l’on examine ensuite les raisons de cette demi-réussite (ou de ce demi-échec, selon le point de vue), se détache en premier lieu l’absence flagrante de tension, d’immersion et d’empathie, bref d’implication du spectateur ; quelques frémissements tout au plus, mais l’envol jamais ne vient, et l’on doit se résoudre à l’aveu… Peut-être ces 6500 km de marche à travers déserts brûlants et forêts glacées sont-ils rendus trop monotones, peut-être tout cela est-il trop sage, trop archétypal, trop prude, trop attendu. Peut-être certaines ellipses sont-elles mal senties, frustrantes, et certaines scènes, comme celle de l’évasion, ratées au sens strict. Peut-être enfin les temps forts ne sont-ils jamais assez forts, et la barque déborde-t-elle de valeurs humanistes trop naïvement représentées, ce que ne saurait compenser entièrement la beauté des plans et des paysages, recomposés au Maroc, en Bulgarie et en Inde.
On peut considérer que l’agrément (et l’utilité) des stéréotypes consiste à proposer de reposants repères, des noyaux narratifs efficaces dans les grands genres classiques, mais ils sont ici moins ceux de l’épopée que du blockbuster, et il n’en reste pas moins singulier qu’on regarde si confortablement, donc sans déplaisir mais sans émotion excessive, l’accomplissement d’une expérience extrême, son déroulement jusqu’à un lointain épilogue (non, toujours rien docteur…). Il est tout aussi étrange qu’un film qui ne revendique « que » 30 millions de dollars de budget (une paille vu l’ampleur du projet) et a été produit hors majors s’offre ainsi aux clichés et errements datés de certaines productions hollywoodiennes. En fin de compte, on est bien plus proche d’Edward Zwick que de David Lean, ce qui n’est pas infamant en soi, mais nettement insuffisant quand on s’appelle Peter Weir.