Résumons, si jamais cela était encore nécessaire, le scénario de The Truman Show : à l’orée de la trentaine, un homme se rend compte qu’il est à son insu la vedette d’un gigantesque dispositif de télé-réalité retransmettant sa vie en direct depuis sa naissance. L’intégralité de son entourage est constituée de personnages campés par des acteurs professionnels et la ville elle-même consiste en un décor truffé de milliers de caméras. Pris sous cet angle, le film s’inscrit pleinement dans le goût marqué pour la paranoïa qui irrigue le cinéma américain à la fin des années 1990 (The Truman Show, The X‑Files — le film, Ennemi d’Etat et Dark City sortent tous en salles en 1998). La campagne marketing accompagnant la sortie du film jouait d’ailleurs ouvertement la carte orwellienne, avec notamment cette tagline présente sur l’affiche originale : « On the air. Unaware. » (ou pour la France : « et vous, qui vous regarde ? »). The Truman Show fait pourtant exception parmi les films précités, délaissant volontiers la description d’une inquiétante dystopie pour dépeindre une Amérique contemporaine assoupie que seule la puissance des mythes pourrait parvenir à réveiller.
Le prisonnier
Si l’on se contente de lister les nombreux effets visuels rappelant le rendu des caméras de surveillance (vignettage, déformations des objectifs grand-angle, axes très verticaux…), The Truman Show peut s’apparenter à un exercice d’anticipation quelque peu daté, alertant du risque d’une téléréalité en passe d’épier nos moindres faits et gestes. Vue de 2022, alors que les réseaux sociaux se nourrissent quotidiennement de millions de vidéos publiées par les utilisateurs eux-mêmes, cette prédiction accuse incontestablement son âge. Mais l’intérêt du film se loge manifestement ailleurs : le fonctionnement de l’émission et les débats qu’elle engendre ont beau être exposés en détails, ils se trouvent rapidement relégués au second plan, réduits à de simples éléments de contexte. Il faut plutôt revenir aux toutes premières répliques du film pour circonscrire le véritable sujet de The Truman Show – titre partagé, et ce n’est pas un détail, par l’émission de télévision et le film lui-même. Le réalisateur Christof (Ed Harris) s’adresse directement à la caméra pour pointer une prétendue lassitude du public face aux émotions superficielles provoquées par le jeu d’acteur traditionnel, afin de mieux vanter la vérité du personnage qu’il expose au public. « Rien n’est faux chez Truman », assure-t-il. Or il se trouve justement que The Truman Show (le film) s’en tient au programme annoncé dans cette ouverture : il s’agit bien, au sein d’un dispositif fictionnel qui se donne à voir, de faire vivre un personnage en le faisant passer d’un état d’immobilité à une mise en action.
Le début de The Truman Show peut donc être vu comme une mise en abyme des différents niveaux de fiction qui enserrent une société (ici l’Amérique pavillonnaire de la fin du XXe siècle). Le dispositif se présente comme un astucieux empilement de poupées russes : au sein d’une production qui répond au cahier des charges d’un film de studio de son époque, Peter Weir met en scène une émission télévisée elle-même parfaitement maîtrisée, reproduisant une version idéalisée à l’extrême d’un certain mode de vie. Au cœur de cet emboitement, un prisonnier va oser traverser tous les cadres uns à uns – et c’est peu dire que le choix de Jim Carrey pour incarner ce surgissement fait sens. Le visage de l’acteur, rendu célèbre par ses mimiques outrancières, apparaît dans un premier temps comme désincarné, mimant par automatisme les sourires conformes à la bienséance de la middle-class américaine. C’est justement parce ce que l’on connaît le potentiel expressif du comédien que son attitude semble accuser un manque : ses grimaces, qui explosaient dans ses précédents films et clouaient sur place les personnages secondaires qui l’entouraient, paraissent ici inoffensives. Mais Truman n’est pas pour autant antipathique, bien au contraire : il s’apparente plutôt à un enfant trop sage à qui il manquerait une expérience suffisante du monde pour pouvoir agir autrement que par mimétisme. La naïveté de son regard désarme, tandis qu’il débite des phrases toutes faites sur le ton d’une récitation apprise à l’école. Placés aux côtés du public de l’émission, nous voilà réduits à l’aimer exactement de la même manière que les téléspectateurs, parce qu’il s’apparente à l’être paisible pour qui l’immobilité du monde constitue, faute d’autre chose à imaginer, le summum du désirable.
Le départ
En tant qu’idéal fictionnel, la banlieue pavillonnaire servant de décor à l’émission se place logiquement dans un monde dépourvu de misère ouvrière, de peuples persécutés, de crises économiques ou de guerres civiles. Les menaces brandies par les affiches collées sur les murs servent simplement à décourager Truman de partir de chez lui. Employé comme courtier en assurance, il ressasse toute la journée les peurs provoquées par des risques essentiellement causés par le hasard. Pour enfoncer le clou, son père fut (fictionnellement donc) victime d’un accident en mer, suite au surgissement brutal d’une tempête déclenchée par la régie de l’émission. Le monde de Truman est ainsi entièrement bâti sur des superstitions. Les causes structurelles, les déterminismes et autres phénomènes de reproduction ne viennent jamais ternir l’illusion d’un libre-arbitre total… dont la perfection tient ironiquement au fait que toute sa vie est scriptée et soigneusement cadrée, dans tous les sens du terme. Sauf que des dysfonctionnements techniques finissent par se produire, telles la chute d’un projecteur au milieu d’une rue ou l’irruption des conversations de l’équipe de tournage dans la radio de sa voiture. Plus grave : le comédien ayant incarné son père des années auparavant réapparaît sur le plateau avant d’être rapidement évacué par des figurants. Le doute s’installe alors chez Truman, tout devient sujet à caution. Jim Carrey retrouve par la même occasion sa palette d’expression, fait le clown, tire la langue à sa fausse femme, tord son corps pour échapper au contrôle des caméras. Alors que le personnage se libère des mensonges de la fiction qui le maintiennent prisonnier, un mouvement inverse s’engage à l’échelle du film, comme un beau paradoxe.
Les accidents décrits plus haut sont (cela va de soi dès lors que l’on se place à échelle du film et non de l’émission) tout aussi écrits que les autres événements. Ce décalage grandissant entre le scepticisme de Truman à l’encontre du monde qui l’entoure et le déploiement de l’illusion narrative crée un astucieux trompe‑l’œil. Les coutures sont peu à peu dévoilées : les indications de mise en scène données par Christof, Philip Glass apparaissant lui-même derrière son clavier en train de jouer la musique de l’émission (et du film par la même occasion, la bande-son recouvrant également les scènes situées en régie), etc. Ces différents pas de côté contribuent à donner au récit de l’évasion de Truman une dimension nouvelle, comme si le personnage était désormais capable d’échapper au film lui-même. Témoin de l’exploit, le public de l’émission jubile, alors même qu’il ne lui apporte pas grand-chose de plus qu’un vibrant spectacle. Son aventure achevée, le personnage salue alors son audience dans un geste théâtral face caméra, avant de disparaître par une porte permettant de traverser le faux ciel qui marque la limite du plateau de tournage. Ce qui advient par la suite, l’histoire ne le dit pas, Weir préférant conclure son film sur une note mélancolique avec quelques plans consacrés à ceux qui restent : Christof en créateur abandonné, ou encore les spectateurs réduits à trouver une nouvelle histoire à se raconter. C’est en quelque sorte le personnage de Thomas Anderson qui se retrouvera, quelques mois plus tard, en charge d’endosser la poursuite de cette fuite, dans un autre film racontant une traversée du miroir : Matrix.