Actif très tôt (il a vu naître en 1906 le premier long métrage de fiction de l’histoire du cinéma, The Story of the Kelly Gang), le cinéma australien aura pourtant dû attendre 1975 et la découverte du surprenant Pique-Nique à Hanging Rock, film « en costumes » habité par le mystère et le fantastique, pour cesser d’être négligé par une cinéphilie mondiale encore trop tournée vers l’Europe et les États-Unis. De sorte qu’on a parfois tendance à caractériser la cinématographie nationale par la même étrangeté et le même mysticisme ancestral qui empreignent ce film-ci. L’idée se révèle ici assez réductrice. Si le deuxième long métrage de Peter Weir, par son évocation d’une communauté policée en conflit avec des forces primitives et inexplicables, se réfère certainement à une part de l’héritage collectif australien (occupants d’une terre aborigène jadis colonisée au travers de la déportation de forçats britanniques), le discours de cette œuvre à la sensualité singulière dépasse cette seule lecture rapide.
Chroniqueur souvent subtil de l’état d’aliénation d’individus se trouvant soudain étrangers à leur milieu, Peter Weir (Witness, Mosquito Coast…) a amorcé sa carrière en mettant en scène sur les terres du cinéma fantastique cette thématique qui pourrait être symptomatique d’une prise de conscience de la communauté blanche australienne, mais dont il invaliderait plus tard les limites nationales en l’emportant avec lui sur son parcours hollywoodien. Réalisé entre son premier film, la comédie noire Les Voitures qui ont mangé Paris (1974), et l’apocalyptique La Dernière Vague (1977), Pique-Nique à Hanging Rock fait un saut dans le temps pour confronter un aspect de la société victorienne à des faits, des lieux et des forces qui défient les certitudes de la civilisation qu’elles précèdent. Le jour de la Saint-Valentin 1900, des élèves d’un collège de jeunes filles partent pique-niquer à l’ombre d’un piton rocheux : quatre d’entre elles et une de leurs professeurs s’aventurent dans ses anfractuosités et y disparaissent mystérieusement, la plupart ne seront jamais revues. Malgré la détermination des enquêteurs et des témoins, nul ne saura rien de ce qui s’est passé. L’histoire est tirée d’un roman feignant l’inspiration de faits réels, et l’impact du film à sa sortie a été tel qu’aujourd’hui encore, certains se laissent mystifier. Pourtant, la réalité même dans ce Pique-Nique se révèle toute relative et fragile.
Le démon de midi
Est-ce un hasard si le titre fait penser au tableau de Manet Déjeuner sur l’herbe ? Avec le paysage du générique et une photographie cotonneuse proche d’un film de David Hamilton, Pique-Nique à Hanging Rock s’ouvre dans un univers à l’atmosphère surannée et peu propice au changement, proche d’une peinture ancienne. Se déroule une série de scènes de la vie ritualisée de jeunes filles en fleur soumises à l’éducation victorienne (le nouage mutuel des corsets prend des allures de rite religieux), mais où percent déjà le non-dit et l’interdit, les désirs entre consœurs qui se sous-entendent avec des mots innocents mais étouffés. De ce cadre à la fois rigide et tremblant, il ne restera à la fin du film qu’une épave à la dérive, où le corset social — incarné par l’inflexible directrice Mme Appleyard — tente en vain de maintenir son emprise sur le réel et sur l’intime avant de se laisser sombrer dans l’échec et la déliquescence. Qu’est-ce qui sépare ainsi l’exposition d’une institution supposée solide et pérenne de son crépuscule de déchéance ? Une simple halte de midi à l’ombre de Hanging Rock, en pleine nature, hors du collège, hors des règles. Là, les rituels deviennent moins pudiques et plus primitifs (la découpe très suggestive du gâteau de la Saint-Valentin), le temps échappe à toute mesure (les montres arrêtées sur midi), la chaleur accable les promeneuses et fait se relâcher leurs sens et leur perception du réel, jusqu’à ce que se produise l’inexplicable. Les notes de flûte de pan qui bercent tout le film — jouées par un des maîtres de l’instrument, le Roumain Gheorghe Zamfir — font office de trait d’union entre ce lever, ce midi et ce coucher, leur sensualité primitive entretenant le flou de la limite entre rites du pensionnat de jeunes filles et pulsations insaisissables à l’œuvre à l’extérieur.
Hors normes
Comme un défaut dans le tableau, dans le rituel, dans le réel, le film instaure l’excroissance Hanging Rock comme le point de passage et le catalyseur des dérèglements à venir. La visite de ses recoins par quatre jeunes filles y salissant leurs beaux vêtements blancs est rythmée par les ralentis qui lui confèrent un état de somnambulisme oppressant, comme une sieste à demi consciente et qui n’en finit pas, d’une langueur presque morbide que la chaleur rend encore moins supportable, et dont on pressent qu’un cauchemar est au bout du chemin. Sur ce chemin tortueux vers l’inconnu, les espaces que les filles traversent attirent moins l’attention que ceux qu’elles ignorent, ceux où la caméra se pose pour les filmer en laissant deviner — dans les ombres de la roche au bord du cadre — le hors-champ, l’invisible, la possibilité d’un ailleurs. Et après elles, sur leurs traces, le rocher devra encore être visité plusieurs fois dans l’illusion d’approcher d’un centre et d’y découvrir des fragments de vérité. Le temps y est aussi impossible à cerner que l’espace, avec ou sans montres : à l’ascension somnambulique succède la disparition collective cachée dans l’ellipse, dont seule nous est montrée l’amorce (l’avancée des filles dans une direction à jamais inconnue), tandis qu’après coup il se révèle que hors champ, l’enseignante qui les accompagnait s’est elle aussi évaporée sans que personne ne l’ait vue partir.
Film fantastique économe en moyens, Pique-Nique à Hanging Rock instille le doute – moteur de cinéma s’il en est – en n’usant pour tous effets spéciaux que de la force de ses images de cinéma et du mystère qu’elles ménagent. Mais rares sont les films basés sur le mystère et qui en auront tiré autant de puissance que celui-ci – précisément, et cela pourra paraître paradoxal, parce que ce mystère n’attend aucune élucidation, mais s’impose par sa seule existence, par le doute qu’il suscite et par les conséquences qu’il entraîne. Toute explication est ici non seulement vaine, mais inutile. On le sait lorsqu’on voit une des quatre visiteuses du rocher, déjà encline à l’angoisse, assister comme dans un rêve à l’éloignement de ses trois camarades et paniquer sans que la raison en soit claire, comme si elle percevait la force invisible à l’œuvre que suggèrent alors un plan aérien et des sons étranges. Or, l’hypothèse d’une telle intervention surnaturelle ne sera pas accréditée plus avant, laissant le doute sur la part d’altération psychique dans la perception des événements. De même, s’agissant de la disparition d’adolescentes encore vierges – ajoutée aux soupçons de lesbianisme –, une thématique sexuelle fait évidemment mine de se dessiner, mais se trouve vite empêchée par l’examen médical des deux filles qu’on finit par retrouver, provoquant l’éphémère soulagement des témoins (« Elles n’ont pas été violentées », répète le médecin victorien rassurant avec la pudeur qui convient). Les questions laissées ainsi ouvertes n’appellent pas à être résolues. Mais bel et bien là, elles grossissent la masse d’insaisissable, d’incontrôlable qui viendra insidieusement attaquer la façade policée du pensionnat jusqu’à ce que les masques se délitent et que les abcès se crèvent dans la douleur, la folie et le deuil, au-delà de tout contrôle dont la volonté a d’ailleurs déjà fui (voir ce que le montage des toutes dernières scènes suggère du comportement de la si inflexible Mme Appleyard). Sensible dans son approche, conscient de ses ressources et intelligent dans leur usage, Pique-Nique à Hanging Rock ne s’attarde pas sur les sous-textes – sociaux, psychologiques, sexuels – qu’il fait mine de dégager, mais s’en nourrit pour offrir une incarnation remarquable au sujet qui sous-tend tout le fantastique à travers les arts, et notamment son rapport au réel : la présence incoercible, malgré la volonté humaine, de l’indécidable.