Ces combattants du titre, symboles d’une génération en proie au désarroi qui occupe le cinéma français depuis peu, sont autant faits de poings serrés que de boules d’émotions. Ce sont deux jeunes gens perdus à l’heure de la crise, du manque de débouchés et du chômage. Diplômée en macroéconomie (car le mot en impose, et surtout ancre le personnage dans une obsession savante pour l’anticipation), Madeleine ne jure que par le régiment spécial de l’Armée de Terre qu’elle souhaite intégrer à la rentrée de septembre. Arnaud de son côté s’apprête à embarquer derrière son frère dans l’entreprise de menuiserie qu’ils ont héritée de leur père. Le film s’ouvre d’ailleurs sur ce gag, façon de rappeler que quelque chose dans ce regard et ce geste autonomes ne nous prendra pour une fois pas pour des pigeons : les deux frères, aux pompes funèbres où ils viennent préparer l’enterrement de leur père, hallucinent sur les tarifs pratiqués pour la qualité du bois vendu et décident de construire le cercueil de leurs propres mains.
C’est l’été et Arnaud, très vite fasciné par la jeune femme qu’il rencontre dans une situation qui les lance immédiatement dans un rapport inhabituel (il ne peut pas exprimer sa virilité et c’est de ces codes de la séduction et de la comédie romantique que Les Combattants va se jouer du début à la fin pour proposer une romance hors des évidences battues et rebattues), va remettre en question ses projets pour la suivre dans un stage qui mettra à l’épreuve les corps et émotions de ces deux personnages singuliers.
Certifié non conforme
Le combat ? Ne pas se laisser faire. Prendre sa vie en mains pour ne plus compter que sur soi-même (allégorie, teintée d’apocalypse, de la dureté de la société qui rejette cette génération). Madeleine est hantée par un danger à venir, qu’elle ne nomme pas, et par l’impératif de lutte pour sa survie. Si Thomas Cailley tourne ouvertement en dérision le discours excessif (donc drôle) de la belle Madeleine, c’est que le réalisateur a choisi d’atténuer, de diluer la pesanteur de son thème (le désarroi d’un âge) et son obsédante angoisse derrière une salutaire autodérision. De la bande de potes d’Arnaud au camp d’entraînement, en passant par le constant décalage apporté par le personnage de la jeune femme entêtée jusqu’à vider son propos de toute cohérence – comme dans un premier temps le Curtis du Take Shelter de Jeff Nichols dont la santé mentale était sans arrêt mise en doute – le film réfugie et apaise son malaise dans la comédie.
À partir de ce mouvement de balancier entre le sérieux de son anxiété et le jeu renouvelé sur les canons (de genres : cinématographiques et sexuels) qu’il oppose à cette gravité, Les Combattants cristallise son énergie instable mais vigoureuse dans l’excellent personnage de Madeleine. Il est excellent car hors du commun et déjoue nos attentes par l’humour ; mais surtout porté par la tout aussi excellente Adèle Haenel, qui donne forme à ce corps balourd mais séduisant, fort et gauche à la fois. Une scène de maquillage entre les deux protagonistes, sorte d’intermède délicat et sensuel dans l’anecdote virile, est portée tout entière par le visage ébloui et presque ému de Kévin Azaïs, en gros plan, et celui de sa partenaire peu à peu recouvert d’une couche noire qui en efface les formes, donc l’attrait, au moment même où il les souligne… Une scène dont la tension est totalement dégonflée par la maladresse de Madeleine à répéter les mêmes gestes sur le visage de son acolyte. Un rappel tout à coup du prénom féminin presque suranné du personnage que l’intrigue s’évertuait à fondre dans les conventions du masculin souligne que le film prend les codes à l’envers (des genres, de la romance, de l’amour formaté par le monde et le cinéma : ici c’est l’homme qui accepte patiemment les lubies de l’autre, tandis que celle-ci n’y oppose qu’une indifférence plus neutre que cruelle.), y confrontant une vision personnelle, donc assez authentique.
Électron libre
Par entêtement pour l’un, coup de cœur pour l’autre, Arnaud et Madeleine se retrouvent donc en stage d’entraînement – qui permet notamment aux scénaristes de déployer une palette de gags sur l’armée, et plus subtilement de confronter le désir de dépassement de la jeune femme à la docile soumission imposée par l’armée, et surtout aux limites de son propre corps. C’est que Les Combattants se donne du point de vue masculin de ses auteurs et de son protagoniste, résumant somme toute la plus grande partie de son intrigue à la trajectoire suivante : comment conquérir ce bloc de muscles et d’indifférente camaraderie qu’est pour lui Madeleine ? S’il s’agit en fin de compte et comme d’habitude de sauver la jeune femme de quelque chose (en l’occurrence elle-même), le regard est moins neuf qu’audacieux et libre.
Il s’accompagne d’une rare et louable finesse. Voyons par exemple cette scène au cours de laquelle, du couple naissant, c’est Madeleine qui est sommée par Arnaud de prouver qu’elle n’a pas un cœur de pierre. « J’aime les chiens » lui dit-elle comme par hasard, et elle décide d’apprivoiser un chien de garde muselé, assis là dans une station-service aux pieds de son maître. Elle finit visiblement touchée par la douceur de l’animal qu’elle attire à elle. Dans une amusante analogie, qui confirme cette dynamique joueuse et subtile qui est celle de tout le film, le rapprochement amoureux au bord d’un lac s’accomplit en reproduisant ce motif de l’apprivoisement – gros plan sur les visages, Madeleine s’approche d’Arnaud… à la manière d’un chien qui flaire d’abord l’autre, laissant le timide Arnaud désemparé, n’osant pas y croire.
Au-delà de la cible
La faiblesse de ce premier film, qui nous arrive auréolé de son grand succès à Cannes cette année, où il était sélectionné à la Quinzaine des Réalisateurs et a gagné le Label Europa Cinema, l’Art Cinema Award et le prix SACD – cette faiblesse donc s’efface sous la vigueur, l’énergie et l’humour du propos. Mais elle demeure bien dans ce mouvement de balancier entre deux tonalités qui ne tranche jamais, donc ne trouve jamais son équilibre. La scène finale est à l’image de ce non-choix : les deux protagonistes (Arnaud avec Madeleine) se renferment dans l’absurdité de leur anticipation somme toute un peu creuse du futur. Il est dommage que Thomas Cailley ne regarde lui-même pas, en fait, au-delà de cette cible qu’il touche en plein mille : la romance générationnelle dont les enjeux sociopolitiques sont incarnés, fantasmatiquement, dans une angoisse apocalyptique très tendance ; mais aussi l’énergie libre voire libertaire qui se confronte à son pire antagonisme : l’armée et l’acquiescement stupide qu’elle impose.
Malheureusement le réalisateur et son coscénariste se bornent à réduire leur discours politique à une dérision gentille et policée qui ne colle pas avec l’audace de ses personnages, ni même celle du regard téméraire porté par l’anecdote. L’angoisse de ce qui arrive, d’abord incarnée avec brio dans une issue surprenante de l’aventure (l’arrivée dans le village désert, la vision apocalyptique enfin prise au sérieux, comme il y a peu par Jeff Nichols dans Take Shelter, auquel les volutes de fumées des Combattants font rapidement écho) ; cette issue donc est dégonflée par la scène finale qui canalise l’énergie loufoque et indépendante de ses personnages dans une conversation qui semble réduire leur intrépidité à celle de deux ahuris qui tournent à vide. Elle enferme le film dans une posture naturaliste et polie qui ne colle pas avec le propos – il nous dit en même temps de rester sur nos gardes…
Le film reste en deçà de ses perspectives, se donne tout entier dans l’accomplissement de son anecdote amoureuse seulement. Il est toutefois important dans sa revendication joueuse et ensoleillée en faveur d’un cinéma d’une singularité (des caractères, des regards) et d’une énergie quotidiennes, terre-à-terre, encore trop peu représentées en France. Mais ça change, Les Combattants est un des meilleurs exemples à ce jour. Restons avec lui sur nos gardes.