Ce n’est pas si souvent que le cinéma américain traite du mysticisme ou des failles de la raison – a fortiori des deux – sans les armes trop familières de la démonstration, voire de la propagande dans les cas extrêmes. Qu’il laisse alors circuler entre ses images un véritable doute propre à laisser l’esprit vagabonder. Pas assez souvent, en tout cas, pour ne pas saluer l’habileté de la démarche de Take Shelter, thriller fantastique dans le sens le plus pur du terme, où la frontière entre rationnel et irrationnel ne peut jamais être fixée à coup sûr.
Il faut l’avouer : à l’appréhension de ces domaines si régulièrement maltraités par un cinéma aussi friand de certitudes que le cinéma américain, s’ajoutait la présence menaçante d’un comédien doué, mais enclin au cabotinage au contact d’un archétype devenu trop familier – soit Michael Shannon dans un énième rôle d’Américain halluciné (après Bug, World Trade Center, Les Noces rebelles…). Cependant, Shannon fait ici honneur à une partition écrite plus finement que les autres, sur un mode moins théâtral, par le réalisateur Jeff Nichols qui le dirige de nouveau, après son précédent et premier long métrage Shotgun Stories. Son personnage est un quidam tout à fait ordinaire, mari et père concerné, ouvrier de chantier, dont les nuits et bientôt les jours sont hantés par des visions de catastrophes et de menaces sur sa famille et sa communauté. Leur persistance le conduisant à les prendre pour prémonitoires, il s’attelle à la sécurisation de son foyer, sous le regard impuissant de son entourage observant son comportement de plus en plus obsessionnel et paranoïaque – notamment à la restauration de l’abri anti-tempête enfoui dans son jardin… tout en consultant néanmoins un psychiatre, trop conscient des doutes planant sur son état mental.
Le doute subsiste
Cette double vie du personnage, à la fois socialement intégré et glissant dans un monde semble-t-il basé sur des chimères, se refusant à choisir entre la raison (du moins ce que lui dicte la voix de la normalité) et l’irrationnel (illusoire ou prémonitoire, on l’ignore), est à l’image de l’ambivalence savamment cultivée par Take Shelter, qui laisse constamment cohabiter les hypothèses « psychose » et « prescience » en minimisant la discrimination entre elles. Ainsi laisse-t-il les visions mentales du personnage faire irruption dans les images du factuel, en raccords cut et avec un minimum d’effets, parfois même sans transition (les scènes de réveils en sursaut ne sont pas systématiques), avant de les laisser suggérer dans le hors-champ créé par le regard perdu de Shannon, par les sons d’origine douteuse qui attirent son attention. Face à cette situation personnelle insaisissable, la réaction de la normalité (l’épouse, les proches, les collègues) prend elle aussi un double sens, hésitant entre gêne face à un comportement potentiellement néfaste et répression contre ce qui sort de son cadre (voir comment, vers la fin, l’épouse doit se comporter avec son mari comme une mère).
L’ambiguïté ainsi entretenue contamine jusqu’aux scènes les plus attendues de ce genre et de ces domaines dans le cinéma américain. Ainsi, dans tout autre film de ce cinéma sur des troubles mentaux, une crise de rage comme celle qui saisit Shannon au milieu de ses concitoyens et officialise sa démarcation de la communauté ne serait qu’un passage obligatoire, forcé voire caricatural pour stigmatiser le hors-norme (à Hollywood, même les autistes n’y échappent pas). Or ici, les doutes qui empreignent Take Shelter désamorcent tout sous-entendu moralisateur : le statut du personnage – psychotique ou prophète – demeure indécis, et ses réactions continuent de manifester la pleine conscience des deux perceptions du réel qui l’habitent. Et puis, la scène finale, pirouette ultime qui aurait pu décider – choix facile – de donner une réponse-surprise aux doutes ayant parcouru le film, choisit malicieusement de prolonger, voire de propager ces mêmes doutes. Point final, mais de suspension, adéquat pour un film habile à mettre en scène la part indécidable – néanmoins tenace – d’angoisses intimes.