Énième adaptation du best-seller de Louisa May Alcott, Les Filles du Docteur March remplit consciencieusement le cahier des charges de la comédie sentimentale de Noël – réunion familiale et fraternisation à l’horizon (entre les classes, entre les sexes), sur fond de Guerre de Sécession. L’argument est connu – une description du quotidien de quatre sœurs rejetonnes d’une famille aisée mais ruinée, qui se frayent chacune leur voie, au gré de la fortune et des aléas de la vie, dans une société qui leur assigne un destin bien réglé doublé d’une promesse de bonheur : faire un bon mariage. Si le film s’avère d’un académisme mou sur le terrain du « mélo » – pas aidé, c’est peu de le dire, par la partition sirupeuse d’Alexandre Desplat –, l’originalité de cette reprise réside dans le traitement du personnage de Joséphine (Saoirse Ronan), écrivaine en herbe d’une indépendance farouche, qui aspire à la reconnaissance de son talent.
Outre l’habile télescopage sur lequel repose l’adaptation (de même que la figure de « Jo » reflétait les déconvenues d’Alcott pour se faire publier, elle apparaît ici comme un alter ego de « Lady Bird », personnage déjà interprété par Ronan dans le premier long-métrage de Greta Gerwig, en prolongeant son parcours initiatique, ses tourments et tiraillements), il faut souligner la clarté du geste de la cinéaste. L’appropriation par Jo de sa propre image (le dernier plan du film est à cet égard une victoire : son visage trouve enfin à s’encadrer, en pleine lumière, derrière une vitre) suppose une reprise en main du montage du récit par l’héroïne. C’est le sens d’une scène où on la voit assembler sur le sol d’un grenier les fragments épars de son journal intime pour tresser un roman (qui n’est autre que l’histoire qui nous est racontée). Ce travail éclaire rétrospectivement le montage du film lui-même qui, en entrelaçant les différentes péripéties, peut dérouter le spectateur en écartelant certaines lignes narratives : entre autres bizarreries, on remet virtuellement sur pied la petite Beth (Eliza Scanlen), atteinte d’une scarlatine, pour la faire retomber malade au mitan du film, et l’achever. Ce que rappelle opportunément le dénouement au moyen d’un pied de nez adressé à la convention du happy ending matrimonial (rappelons le titre britannique du roman, Good Wives), c’est que le montage est aussi enjeu de pouvoir, et traduit singulièrement celui des hommes (et bien sûr, la difficulté à être reconnue en tant que créatrice à part entière, en littérature comme dans l’industrie du cinéma). Il est d’autant plus regrettable que bien souvent, le propos du film soit davantage pris en charge par les dialogues que par la mise en scène, exemplairement lorsqu’une des sœurs ayant trébuché sur sa robe est présentée comme un « soldat blessé » – une formule imagée, mais qui peine à prendre forme à l’écran. Sans parler d’une typologie parfois lourdingue, entre la vieille tante célibataire aigrie, mais au fond lucide et bienveillante (Meryl Streep), et la mère March (Laura Dern) qui porte sur ses épaules tout le poids du monde.
Un pas de côté
Si cette focalisation sur Jo relègue les autres sœurs au second plan, c’est bien d’une interaction que le film tire quelques belles scènes et l’esquisse d’un cap d’écriture. Les sœurs March ont un voisin, Laurie, qui se présente à la fois comme le point de convergence de leurs regards et comme un voyeur (belle idée de mise en scène, d’ailleurs, que ces plans récurrents où Laurie observe les sœurs depuis une fenêtre, et semble les voir de très près alors que la distance qui les sépare est considérable). La curiosité toute relative de la première partie tient à la façon dont Laurie paraît glisser de scène en scène, de sorte que le film vient confirmer l’irruption de cette figure renouvelée du dandysme qu’est Timothée Chalamet. Le charisme de l’acteur tient à la façon dont il incarne de film en film une certaine ambivalence, oscillant entre un port altier (c’est un garçon fier, aristocrate) et une effervescence qui va de pair avec un refus de la bienséance et des faux-semblants de son époque, et se traduit par une propension à briser les lignes. Ici, on le trouve tour à tour avachi sur un canapé, soutenu à l’horizontale par deux jeunes courtisanes lors d’une soirée arrosée qu’il quitte avec fracas, non sans avoir exécuté un tour sur lui-même, hommage sarcastique à la valse qui s’y danse. Lors des séances de pose devant Meg (Florence Pugh), la soeur March qui se destine à la peinture, il trouve toujours une nouvelle manière de s’inscrire dans le champ ou de s’en extraire. D’où encore le goût du personnage pour les lignes de crête, comme l’illustrent les scènes de patinage sur un lac gelé et la course sur l’écume de l’océan. Chez Jo en revanche, le mouvement n’est pas seulement l’affirmation d’une marginalité, il est émancipateur (qu’on songe à la scène d’ouverture, qui rejoue en mode mineur la course effrénée de Gerwig à travers les rues de New York dans Frances Ha, avec un long travelling latéral). Il est dès lors assez beau que leur amitié se noue en exprimant leur goût pour le « pas de côté », lors d’une danse en aparté autour d’une maison. Plus tard, lorsque Laurie perd soudainement son aplomb (endossant l’autre habit du personnage chalaméen, le romantisme exacerbé), et demande Jo en mariage, cheveux ébouriffés au vent, celle qui n’avait de cesse de répéter qu’elle était « trop noble pour plier » courbe son corps. C’est le plus beau plan du film : Laurie a quitté le plan, Jo embrasse du regard une plaine verdoyante, ponctuée par deux sommets, le clocher d’une église et la cime d’un arbre, et pour la première fois, elle chancelle.