Premier film réalisé par l’actrice Greta Gerwig, égérie du réalisateur Noah Baumbach (Greenberg, Frances Ha), Lady Bird s’avance comme un objet bien identifié et très annoncé de la galaxie indé américaine. Véritablement révélée au grand public en 2012 avec To Rome with Love et Frances Ha (dont elle est co-scénariste) et creusant son sillon entre comédie intello new-yorkaise (Maggie a un plan) et le drame grand public (20th Century Women), Gerwig s’est peu à peu constituée en pierre de touche d’un segment singulier et prolifique de la production américaine, avec ses acteurs (Gerwig elle-même, Adam Driver, Jennifer Jason Leigh, Ben Stiller…), ses circuits (en festival, notamment Sundance), sa célébration critique, son essoufflement aussi, concomitant de sa normalisation (le répétitif The Meyerowitz Stories, sorti par Netflix en 2017). Avec Lady Bird, Gerwig réussit une comédie autobiographique douce-amère dans le genre bien connu du teen movie : la dernière année d’une lycéenne avant son départ pour l’université, avec son environnement scolaire balisé, son bal de promotion etc… La mise en scène, héritée de cette mouvance mumblecore qu’elle a contribué à lancer (films fauchés, à la fois intellos et comiques), touche par son approche à la fois intime et politique du récit de l’émancipation sociale d’une jeune fille de la petite classe moyenne de banlieue californienne.
Portait d’une jeune fille singulière
Christine, autoproclamée « Lady Bird », est lycéenne dans un établissement privé de la banlieue de Sacramento, en Californie. Issue d’une famille modeste, elle souhaite sortir de son milieu, aller à l’université, étudier à New York, alors que son quotidien est fermé à son quartier (elle n’a pas le permis), ses options futures limitées à servir dans un café ou, dans le meilleur des cas, à étudier à l’université agricole du comté. Le film va décrire patiemment plusieurs séquences de sa dernière année de lycée : élections des représentants d’élèves, préparation d’une comédie musicale, rencontres amoureuses, changements d’amitiés etc. Lady Bird se sent une âme créative et cherche timidement à se distinguer (elle a les cheveux teints et un goût immodéré pour le rose) au sein des groupes dont elle fait partie bon an mal an (religieux, musicaux, amicaux). Ce personnage, porté par le visage elfique de Saoirse Ronan, contribue au succès du film, et permet à Gerwig de porter un regard décalé sur le genre déjà balisé de la comédie adolescente : description douce-amère des personnages, construction narrative dédramatisée (l’enjeu principal, l’inscription de Lady Bird dans une université de la Côte Est, étant dilué dans un récit plus quotidien), critique sociale marquée…
L’attention des lieux
Ce qui touche surtout, c’est le sentiment de sincérité de ce film explicitement autobiographique et son inscription dans un temps et dans un lieu vécu : la banlieue californienne des années 2000. De fait, Greta Gerwig a grandi à Sacramento, de mère infirmière et de père informaticien, comme dans le film. Les lamentations de Christine devant cette ville qu’elle veut quitter ont sans doute été les siennes. Pourtant, en critiquant sa ville, ses origines, la réalisatrice ne cesse de les décrire, et de dire, par là même, qu’elle les aime. La directrice du lycée, interrogeant Christine, suggère : « et si l’amour, c’était l’attention ?» De fait, Lady Bird fait preuve d’une attention très fine aux aspérités de cette banlieue américaine que son personnage déteste. À longueur de plan, la ville est filmée depuis la voiture ou sur le chemin du retour du lycée. On découvre ses routes banales, ses magasins, ses parkings (« on quitte un parking pour se retrouver dans un autre parking », maugrée Lady Bird en rejoignant ses amis), ses paysages résidentiels, ses maisons plus ou moins cossues. Sacramento est à la fois un lieu de vie quotidien et un horizon désespérément bouché, très éloigné des lieux de culture auxquels la jeune fille aspire (San Francisco, New York, la France). Gerwig, elle-même transfuge californienne à New York, met explicitement en scène un regard d’amour-haine sur ce territoire qu’elle connaît bien.
Le mauvais côté des rails
Cette histoire d’émancipation n’est pas que celle d’une crise adolescente, c’est aussi un difficile et incertain transfert de classe (et, on l’aura compris, d’espace). Lady Bird rappelle toute la distance culturelle qu’il existe aux États-Unis entre la banlieue et le centre-ville, la Côte Ouest et la Côte Est, la petite classe moyenne et la classe créative métropolitaine que Christine cherche à rejoindre. De fait, Lady Bird habite bien du « mauvais côté des rails » comme elle le dit avec humour, à l’échelle de son quartier et de son pays. La mère est le vecteur principal d’un discours appuyé mais juste sur la dureté des rapports de force économiques : chômage des seniors (le père), endettement étudiant (le frère), temps de travail long (elle-même)… La façon qu’a Greta Gerwig de lier très fortement l’intime et le politique ne démonétise ni l’émotion que fait naître le portait de son personnage ni le pouvoir comique de ses situations : au contraire, elle en est intrinsèquement liée. Lorsque Lady Bird découvre pour la première fois l’intérieur de la belle maison voisine de son petit copain, elle s’extasie avant de tomber sur un portrait de Reagan prônant la force de l’Amérique. Plus tard, cette même famille fera le malheur du garçon, incapable d’avouer son homosexualité nouvellement découverte. Cet équilibre fin entre les différents enjeux qui déterminent une trajectoire et une personnalité, entre l’affection et le rejet que l’on éprouve face à ses racines, constitue toute la réussite de ce premier film de Gerwig en réalisatrice.