Après Greenberg sous le soleil de Los Angeles où deux solitudes trouvaient à s’accorder, Noah Baumbach enrichit le comique existentialiste des solitaires du noir et blanc, de l’étude contemporaine de jeunes trentenaires new-yorkais et de l’amitié entre filles. Mais plus que tout : Greta, Greta, Greta…
Depuis déjà Greenberg ou encore Damsels in Distress avec lesquels elle a atteint nos écrans français, Greta Gerwig est devenue un visage que l’on guette, en espérant la revoir comme un enfant escompte une chanson ou une histoire – en l’occurrence, un numéro de danse, celui de son grand corps nonchalant de rêveuse hardie. Grâce soit rendue à Noah Baumbach, son compagnon à la ville, qui lui offre avec Frances Ha un immense terrain de jeu : soit, comment une apprentie danseuse dans une compagnie à New York encaisse le déménagement de sa meilleure amie, elle qui partage sa vie depuis l’université. Sentimentalité et légèreté, ses talents de danseuse ont ici les éléments pour porter au carré son comique gracieux et engourdi.
Avec sa fausse pesanteur, Greta Gerwig ne génère de fictions qu’hétérogènes, mixtes de suavité et de profonde mélancolie. La première qualité de Frances Ha est de donner à sentir la vie à New York pour de jeunes gens pris dans le sas temporel incertain entre la fin de leurs études et l’amorce de leur vie professionnelle. Sans jamais se laisser gagner par la séduction du constat surplombant, Baumbach tisse son récit dans les mailles de la ville et des connexions que le personnage de Frances (Greta Gerwig, donc) a le moyen d’établir dans la communauté mi-précaire, mi-bourgeoise dans laquelle elle gravite. Mi-communautaire, mi-individualiste, tant le récit mesure à chaque fois le potentiel d’attache qui s’offre à elle, véritable mise à l’épreuve de l’ampleur fictionnelle de ce microcosme.
Partant du déchirement du déménagement de son amie Sophie (Mickey Sumner), sa décrépitude de danseuse de fond de scène la jette au cœur de ce réseau effervescent de la bohème new-yorkaise. Draguée par un artiste que fréquente sa meilleure amie, elle se retrouve à incruster sa colocation avec un scénariste rêvant du Saturday Night Live. L’arrivée de Lev (Adam Driver, pétaradante révélation de la série Girls) lance une piste qui ne sera finalement pas la bonne, qui en lance une autre jusqu’au bout incertaine en la personne de son colocataire Benji (Michael Zegen, découvert dans Adventureland de Greg Mottola), inaugurant ainsi la dérive inéluctable dans laquelle glisse Frances. Benji qui la baptise d’un joueur « Frances : undateable », « l’incasable », est une figure solitaire un peu inquiète, évoquant Ben Stiller et l’amitié amoureuse de Greenberg, et réapparaît chaque fois comme une mise au défi de sa fatale destinée. Dans cet écart posé d’emblée entre le contingent et le potentiel, le furtif et l’itératif, le film, structuré en chapitres selon les multiples adresses où Frances échoue, dessine un vertige existentiel véritablement lourd d’angoisse.
À la sociologie de l’adulescence, Noah Baumbach préfère donner un sens de l’éclat et de l’intempestif plutôt que la traditionnelle fadeur du doux-amer des films de jeunes trentenaires. Soit un comique où les gestes de l’enfance reviennent s’emparer des corps adultes : entre une course vaine à la recherche d’un distributeur, grand détour burlesque, et une autre en plan-séquence sur « Modern Love » de David Bowie, autant de débauches d’énergie, gratuites et sentimentales. Celle qui avoue ne pas être adulte, aimant jouer à la bagarre avec ses copines et irréductiblement mue par l’inconséquence, glisse dans une solitude où le comique de Greta Gerwig consiste alors à relever ce poids voué à sombrer, donnant ce rythme lunaire, en balance au film, entre le grand mélodrame d’une fille qui devrait pleurer et le comique que Gerwig en fait naître pour l’en tirer. S’amorce tout l’inédit du jeu de l’actrice, la pensée mi-magique, mi-métaphysique de son comique : jouer serait comme une pierre vouée à se laisser tomber qui, dans sa chute, s’efforcerait de se relancer par le poids même de sa gravité. Sa course dans la rue, pur élan de candeur, la ramène par défaut à elle seule, laissant suspendue toute la beauté de son geste. C’est ce sort qu’il faut conjurer : Frances aime la solitude mais le solipsisme n’est pas heureux.
L’épreuve des liens qui font sa vie aiguille le récit du film de trentenaires : l’altérité, avec ses freins et ses possibles, comme celui qui surgit de partir à Paris grâce à un couple de connaissances. Ce pari, Frances le joue comme une forme de mondanité, par la formule de politesse qui lui fait accepter l’offre compatissante et le geste de retrouver une contenance : elle va tenter de défier cette proposition et, par là même, forcer sa fatale solitude. Un détour gratuit de plus, dont l’échec pour le coup cuisant enfonce le film vers l’assurance de sa mélancolie. Le monde de Frances fluctue ainsi entre solitude terrassante et foi inoxydable en son élan, éclats et négociations de chutes, et lui fait parcourir tout le champ des possibles, de Paris à son retour à la fac. En regard d’un film comme Vilaine fille mauvais garçon, récent film français de trentenaires, nul rejet de l’altérité, c’est Frances qui tente d’ajuster sa place dans un récit qui prend toute son ampleur, désamorçant toute amertume complaisante et amortissant le choc de la violence bien réelle des échanges. La dépense d’énergie doit conserver son élan de candeur, ne jamais s’aigrir, c’est la seule condition.
Car le cœur de Frances Ha, c’est la puissance de l’attachement amical qui peut naître entre filles. On connaissait la bromance, voici la sistaffection, pour citer Greta Gerwig. Comme le sentiment amoureux, il mobilise tout entier, avec le même délitement existentiel et est affaire de projection fantasmatique de soi en un autre dans lequel on se reconnaît. Frances et Sophie ne se ressemblent pas physiquement mais ce sont « la même personne, excepté les cheveux ». Baumbach fait de cette puissance fantasmatique le cœur du comique. Délaissée par son amie qui déroule le programme de sa vie bourgeoise, elle ne cesse de voir le décalage avec son désir de la retrouver, se mettant toujours plus en orbite. Le véritable horizon du film, au-delà de l’affirmation de soi dans son individualité, est dans l’ajustement trouvé pour exprimer son affection à son amie : l’œillade finale de complicité, moins ambiguë que singulière. Elle qui s’était fourvoyée à penser pour deux, se condamnant à errer, a trouvé sa distance. La manière dont Frances Ha infuse ces sentiments très forts, souverains dans le délitement du récit en renforce le caractère inédit : les liens uniques que tissent les filles entre elles, cet engagement qui les libère de toute séduction et leur confère une nouvelle beauté.
Frances Ha peut s’envoler alors dans un grand éclat de rire : ayant trouvé la voie d’une conciliation dans son désir de danser et l’affection pour sa meilleure amie, cette masse trop grande, vouée à l’inertie, incasable, trouve son espace dans un compromis indéfectiblement burlesque, loin de tout confort bourgeois. Dans cet horizon heureux, le rapport fertile et aventureux à l’altérité a triomphé par la puissance d’un emballement : il y a de la magie, quelque chose d’ébouriffant dans les gestes aériens de Greta Gerwig qui, dans sa chute, trouve une grâce de félin à retomber sur ses pattes qui est bien l’une des choses que l’on a le plus envie de voir au cinéma.