Programmé l’automne dernier à la Cinémathèque Française à l’occasion de la rétrospective « Vampires », Les Lèvres rouges d’Harry Kümel s’est taillé au fil du temps la réputation d’un grand film fantastique des années 1970. En transposant dans un hôtel d’Ostende la légende de la comtesse Bathory (célèbre personnage de la Renaissance ayant inspiré bien d’autres films) et en greffant sur celle-ci l’esthétique érotique des seventies d’une part, le fantastique typiquement belge de René Magritte et Paul Delvaux d’autre part, Harry Kümel réalisait un étrange objet. Limiter cependant Les Lèvres rouges à la dimension d’un film de vampire vaguement érotique, c’est passer à côté de l’essentiel de ce qui fait son charme et sa magie : l’actrice Delphine Seyrig, que l’on n’attendait pas forcément à pareille fête dans un petit film comme celui-là, surtout au regard de son parcours dans les années 1960, où elle accompagne, avec une rigueur exemplaire, les films de Resnais, Truffaut et William Klein.
Au seuil des années 1970, quelque chose d’inattendu est en train d’éclore dans la vie et l’œuvre de Seyrig : elle n’est pas loin des quarante ans et vient de jouer la bonne fée dans Peau d’âne (Demy, 1970). Elle endosse précisément un rôle inverse dans Les Lèvres rouges : celui d’une ravissante dame de l’ombre, qui ne trouve plus de plaisir érotique auprès de sa suivante (Andrea Rau) et éprouve, pour la dernière fois, son pouvoir de séduction sur un jeune couple désœuvré, en transit à Ostende. On peut tout à fait entendre dans l’évocation de ce personnage une note mélancolique qui renvoie à la solitude du vampire (bien avant Les Prédateurs de Tony Scott), mais c’est surtout une histoire du cinéma – lyrique, triste, morbide – qui se trace dans le film via le personnage de la comtesse : moins une femme-vampire, peut-être, qu’une star d’un autre temps, dont le modèle avoué est Marlène Dietrich. Seyrig n’en est pourtant ni la copie ni l’ersatz ; son jeu trouve une manière d’être fantomatique, accentuée par un contexte (les seventies, la Belgique, un hôtel vide au bord de la mer) qui rend le personnage de Bathory incongru, dissonant, presque absurde.
Histoire d’une voix
L’essence des Lèvres rouges tient en fait à peu de choses : comme souvent dans le cas des films qui vieillissent bien, sont faits pour durer et traverser le temps, cette essence est trop ténue, trop diffuse pour apparaître immédiatement, dès la sortie. La façon dont la carrière de Kümel s’est orientée, pour des raisons purement alimentaires, vers le cinéma érotique dans les années 1980 (il a réalisé plusieurs épisodes de Série rose) résume à elle seule le malentendu qui a pu naître à propos du film. Malentendu qui n’est pas totalement injustifié car il faut admettre que malgré son érotisme un peu corseté, le film a un côté ouvertement queer, qu’il cultive l’ambiguïté sexuelle chez tous ses personnages et rend explicite, à travers le saphisme de la comtesse, ce qu’il raconte plus souterrainement à propos de son personnage masculin (John Karlen), gigolo entretenu par un vieil amant, à Londres. Tout cela ne représente pourtant que la surface – à la fois séduisante et un peu surannée, vue d’aujourd’hui – des Lèvres rouges. L’essence du film est ailleurs : elle réside à la fois dans les lèvres carmin de Seyrig (au point que le film ait failli s’intituler Le Rouge aux lèvres) et, surtout, dans sa voix. Moins une voix qu’un filet, un souffle, un murmure : une voix à la diction très tranchée, aux inflexions étranges, voix dont Duras saura quelques années plus tard reconnaître le génie, faisant de Seyrig l’une des figures de proue de son cinéma si littéraire.
La très belle idée du film – il faut patienter jusqu’à l’épilogue pour la voir enfin s’épanouir à l’écran – consiste à raconter l’histoire de cette voix en imaginant qu’à un moment donné, elle n’appartiendra plus à la comtesse, qui quitte brutalement le film, empalée sur un arbre puis brûlée. Le feu qui recouvre ce corps déploie, avec l’épilogue, la note finale du film : les lèvres carmin ont disparu à tout jamais, mais la voix qui en sortait a miraculeusement traversé les espaces et les temps, transgressant les limites physiques des corps pour se greffer sur la silhouette d’une jeune femme, Valérie (Danielle Ouimet), unique survivante des amours de la comtesse et du somptueux crépuscule qu’elle a orchestré autour de son agonie. Peu de temps avant sa disparition, Bathory déclarait : « Je suis un personnage démodé, anachronique, qui traîne son spleen de ville en ville », donnant ainsi la clé d’un film qui déploie une sorte de fantastique de l’acteur, évoquant à la fois son éternité, à travers la figure du vampire, et son obsolescence tragique, dans la tonalité languide, déclinante que Seyrig a su nous faire éprouver par le simple travail de sa voix.
Restauration
La restauration élaborée par Malavida Films ravive superbement les couleurs du film : le gris-vert de la Mer du Nord, l’éclat des plantes tropicales de l’hôtel, l’ambiance bleu-nuit du dénouement. Mais, en dépit de l’intensité du travail plastique opéré par Kümel et son chef opérateur Eduard Van der Eden, Les Lèvres rouges nous revient surtout aujourd’hui sous la forme d’un audio-film : impossible de se défaire de la voix de Seyrig, cette incantation continue qui finit par l’exiler de son propre corps, lui conférant une immatérialité qui n’a plus qu’un lointain rapport avec le mythe du vampire. De cette actrice à la filmographie remarquable, on ne sait finalement presque rien : où est-elle physiquement dans ses films ? Malgré tous les efforts déployés par le costume designer (six ou sept robes somptueuses, qui semblent refléter les humeurs successives de la comtesse), Seyrig n’est pas pleinement là dans Les Lèvres rouges ; elle flotte quelque part dans le souffle de sa propre voix, dans l’air, loin de ses propres lèvres, plus loin encore de ce qu’on appelle un texte, ou un scénario.