Réalisé par le belge Harry Kümel (auteur de Malpertuis, où joue Orson Welles), Les Lèvres rouges retrace la rencontre entre les jeunes mariés Stefan et Valérie et deux femmes envoûtantes, la comtesse Bathory (Delphine Seyrig) et sa complice Ilona, dans un hôtel désert d’Ostende. On préfèrera le titre original à sa version internationale, Daughters of Darkness, tant le film transcende l’imagerie habituellement réservée au vampire pour inventer une créature glamour et ensorcelante. Ici nuls cercueils, crucifix ou canines pointues, mais des lèvres rouges, une cape à sequins et une robe qu’un filtre de diffusion Star fait scintiller de flares étoilés.
Rouge sang
La couleur rouge irrigue en outre tout le film et apparaît avant tout comme un motif rythmique et esthétique. Les fondus au rouge marquent ainsi le début et la fin du film, ou le passage de la nuit au jour, lorsqu’ils ne font pas suite à une attaque (quand Valérie est battue par Stefan, ou lors de la mort de ce dernier). Le rouge apparaît par touches contrastant avec les couleurs plus neutres du décor, qui rappellent que la violence se déploie souvent dans l’environnement le plus banal. Dans la scène où le jeune couple découvre le cadavre d’une jeune femme, le rouge des vêtements de certains passants ainsi que celui du drap mortuaire qui recouvre la victime rappelle la couleur du sang, sans qu’aucune goutte ne soit versée. Il habille également les personnages les plus pervers, à savoir Stefan et la Comtesse, par opposition à la pureté de Valérie, souvent vêtue de blanc ou de couleurs brunes.
La sexualité imprègne dès le début les Lèvres rouges, où les corps de Stefan et Valérie s’étreignent au son d’une musique entêtante signée François de Roubaix (Le Samouraï). La comtesse, dont l’apparition est retardée pour mieux en révéler la beauté incandescente, incarne pleinement cette dimension érotique, que renforce son penchant subversif pour les jeunes femmes et la voix incroyablement sensuelle de Delphine Seyrig. Pour attirer leurs proies, les deux femmes vampires se livrent à un jeu de séduction qui conduit Ilona à entretenir une liaison avec Stefan. Ce dernier se révèle particulièrement sensible au mélange entre plaisir et pulsion mortifère, en témoigne la façon dont il jouit du récit des atrocités commises par la comtesse et le trouble qui le saisit à la vue d’un cadavre, que retranscrit avec inventivité la mise en scène à travers un montage saccadé, l’alternance des plongées et contre-plongées et le son chaotique d’un piano désaccordé.
Le vampire au prisme du genre
Harry Kümel reprend avec humour certains traits bien connus du vampire. Lorsqu’un policier évoque « ces histoires ridicules de fantômes chassés par l’ail et de vampires que font reculer les croix, l’eau courante et la lumière du jour », la comtesse lui reproche ainsi de faire preuve de « mauvais goût ». La mort de cette dernière prend également des allures parodiques en accumulant les poncifs du genre : elle s’éteint à la lumière du jour, transpercée par un pieu et dévorée par les flammes. En mettant en avant des personnages de vampires féminins, Harry Kümel bouleverse également le rapport entre les femmes et les hommes, qui en prennent ici pour leur grade. En témoigne la violence avec laquelle le cadavre de Stefan est balancé dans l’eau, à la manière d’un vulgaire sac à patates. Tandis que les hommes ont disparu, ce sont deux amantes qui à la toute fin semblent régner sur le monde. Juste avant que le jour ne se lève.