Dans un monde parallèle, Les Lignes de Wellington se serait inscrit dans la droite lignée de Mystères de Lisbonne : un nouveau film d’époque tourné par Raoul Ruiz au Portugal avec un casting partiellement autochtone et partiellement français, d’après un scénario du même auteur (Carlos Saboga), sous l’égide du même producteur (Paulo Branco) et avec le même chef opérateur (André Szankowski). Dans notre monde cependant, la mort du cinéaste chilien, survenue lors de la période de préparation du film, a changé la donne : les rênes ont été confiées à Valeria Sarmiento, compagne et collaboratrice de Ruiz, cinéaste et monteuse par ailleurs. Présenté à la dernière édition de la Mostra de Venise, où il se distinguait très nettement au sein d’une compétition faiblarde, Les Lignes de Wellington s’émancipe de son passé ruizien tout en lui rendant hommage à certains égards.
Les lignes de Wellington, ce sont ces fortifications grâce auxquelles le fameux général parvint à repousser l’armée napoléonienne hors du Portugal en 1810. Pour les personnages du film, elles représentent la frontière d’un territoire où l’exode pourra prendre fin, une porte ouverte vers le retour au pays natal ou encore, pour les militaires portugais, la possibilité tant attendue de reprendre le combat. Ce n’est donc pas pour rien que ces lignes se déclinent au pluriel : le film s’attache à distinguer, au sein d’un mouvement de masse, les pluralités des destinés singulières. Tandis que le maréchal Masséna trouve gîte dans une famille de notables suisses (dans une scène parfaitement superflue mais dont l’on comprend cependant l’intérêt en termes de production : elle réunit autour de Melvil Poupaud Catherine Deneuve, Michel Piccoli et Isabelle Huppert) et que le général Wellington cherche à obtenir d’un artiste-peintre une représentation adéquate du champ de bataille, soldats et civils sont sur les routes, à moins qu’ils ne coupent à travers champs.
Le récit de ce parcours, lui aussi, ne cesse de bifurquer, d’un espace à un autre, d’une tonalité à une autre. La première voix qui nous parle est celle du général Baron de Marbot (Mathieu Amalric), livrant off un état des lieux du conflit. Mais ce récit factuel se verra bientôt supplanté, dans la bande-son, par celui du sergent portugais Francisco Xavier, se prenant de sympathie (et plus) pour la veuve esseulée d’un capitaine anglais. Le romanesque prend alors le pas sur la reconstitution historique et s’enrichit de l’histoire du lieutenant Pedro de Alencar, abandonné dans un hôpital suite à une blessure à la tête et contraint de fuir l’armée napoléonienne en chemise de nuit. Puis le récit vire au comique avec l’apparition de Clarissa Warren, jeune Anglaise dévergondée, avant de retourner à l’horreur : flammes, viols, suicides et trahisons. Et ainsi de suite. La guerre, dans Les Lignes de Wellington, n’est pas un état diplomatique, mais un mode de vie. Valeria Sarmiento s’intéresse à la façon dont chacun continue à être ce qu’il est en ces circonstances particulières. Dans cette effervescence, trois personnages énigmatiques se dégagent : un érudit installé dans une bibliothèque ambulante, un marchand intraitable et un enfant des rues, mutique et avide des lectures du premier (le Timée de Platon). Ils représentent la partie émergée d’un courant symboliste qui irrigue tout le film et tend à faire de chaque personnage l’incarnation de quelque chose de plus large.
Il y a de la magie dans la façon dont Valeria Sarmiento parvient à épouser le cheminement de si nombreux personnages (une douzaine, tous du côté anglo-portugais, les Français étant présents seulement en arrière-plan) et à instaurer avec promptitude le sentiment de les connaître. Les visages beaux et typés des acteurs choisis forment un terreau propice à l’épanouissement d’un art consommé de la narration. Les Lignes de Wellington est à maints égards un film assez classique, offrant au spectateur un certain confort, mais Valeria Sarmiento cultive tout autant le sens que le non-sens. La narration, globalement efficace, sait faire silence sur certains points, s’immobiliser à certains moments. La vision des Lignes de Wellington est donc loin d’être passive. Par une distribution précisément dosée de l’information et un refus de l’enchaînement systématique d’effets à des causes, le film nous fait partager l’état de quête dans lequel ses différents personnages se trouvent. Comme eux, nous sommes à l’affût. Comme eux, nous tentons de trouver du sens dans le désordre formé par la guerre. Et si nous en trouvons un, c’est au prix de l’abandon de certains morceaux, rebuts du processus de mise en ordre du réel qui resteront sur le bas-côté. Le film s’éloigne également des contrées hollywoodiennes par son refus d’une rassurante idéalisation des êtres et des sentiments : truffé de moments déceptifs, de rendez-vous manqués, le scénario de Carlos Saboga évite toujours de se précipiter dans la direction la plus attendue.
Plutôt qu’une succession de lignes parallèles, ce que le film dessine est un étrange bain chimique où les êtres sont comme des particules agissant les unes sur les autres de façon généralement imprévisible. Les plans de Valeria Sarmiento, souvent mobiles, excellent à rendre palpable cette interdépendance de tous les micro-événements contenus dans le mouvement général dicté par la classe dirigeante. Ils excellent également à montrer comment une vie peut être réduite à l’état de détail au sein de ce mouvement, signalant certains événements au détour d’un plan, comme si de rien n’était ou interrompant une scène par la naissance impromptue d’une autre dans la continuité de l’espace-temps filmique. Certains de ces plans serpentins et quelques autres rappellent le style de Ruiz, son goût des vues impossibles et des téléscopages temporels. Mais le plaisir visuel que peut procurer Les Lignes de Wellington ne se limite pas à cet héritage : une attention au détail et une richesse plastique maintiennent l’œil en état d’éveil perpétuel. Voilà peut-être la façon la plus évidente et la plus belle de rendre hommage au cinéaste disparu.