Ce film est celui d’une cinéaste (également monteuse) confidentielle, ébauché par quelqu’un qui l’est beaucoup moins, un certain Raoul Ruiz, son compagnon. Le générique mentionne en effet que Les Lignes de Wellington fut « préparé » par le réalisateur chilien qui continue donc – après La Nuit d’en face – à déployer une filmographie tout en étant décédé, ce qui ne nous étonne pas vraiment de sa part. Les Lignes de Wellington se serait sans doute appelé « La Ligne de Wellington » s’il s’en tenait à sa dramaturgie militaro-poliorcétique : les troupes anglaises entament une retraite stratégique en attirant les armées napoléoniennes, lancées à la conquête du Portugal, dans un piège. Le général Wellington fait en effet bâtir d’immenses fortifications autour de Lisbonne.
Mais le film contient bien des lignes de récits, notamment deux voix-off, l’une britannique, l’autre française, de part et d’autre de la ligne de front. Et de multiples ramifications qu’il est tentant de qualifier de typiquement ruiziennes ; une ribambelle de personnages des deux camps auxquels s’ajoutent des patriotes portugais alliés aux Anglais, jacobins inspirés de la période révolutionnaire française – superbe ironie puisque les généraux napoléoniens ont pour la plupart œuvré à la cause de la Révolution dans leur pays, avant de servir l’Empire. Sans oublier des ecclésiastiques locaux tout à fait sanguinaires, opérant sous le regard protecteur d’une statue de la Vierge Marie. La narration serpente entre les uns et les autres, quittant certains définitivement – une belle tablée composée de personnages interprétés par Catherine Deneuve, Isabelle Huppert et Michel Piccoli –, d’autres traversant le récit de part en part : Wellington (maltraitant son peintre officiel), un beau fugitif, un jeune vagabond, des officiers et leurs gourgandines, des civils lancés sur les routes, etc.
Opération risquée que de « reprendre » le projet d’un cinéaste reconnu (d’autant plus célébré avec les tendances à « l’hommagisme » post-mortem), notamment l’écueil d’une forme de désincarnation ou, encore pire, de dévoiement. Sauf que Valeria Sarmiento délivre une œuvre aboutie, marquée par la figure tutélaire – on pense particulièrement à une belle trouée temporelle proustienne qui nous transporte dans Le Temps retrouvé via un grain de raisin –, tout en trouvant un ton personnel. Appuyée par une belle composition musicale de Jorge Arriagada, la mise en scène dégage une amplitude virtuose, une pompe qui a l’élégance de se maintenir à l’équilibre avec une forme de sobriété, toujours au service de la prise en charge des circonvolutions de la narration.
La belle idée des Lignes de Wellington est de faire de la guerre un monde dans le monde, un monde en soi – on est particulièrement touché par ce lettré, une sorte de Saint-Jérôme nomade et profane, promenant son cabinet d’étude tout en étant à la recherche de son épouse. Les lignes du récit s’apparentent à une étrange rencontre entre les chroniques militaires de l’Antiquité ou du Moyen Âge (on songe à celles de Foucher de Chartres retraçant les Croisades en Orient) pour le sens de l’épique ; mais qu’un écrivain du XIXe siècle aurait pris en charge pour lui donner sa forme romanesque – même si les aînés ne rechignaient en rien à l’invention, bien au contraire. Film de guerre, Les Lignes de Wellington est aussi une chronique mondaine et sentimentale, une fresque intime, un récit patriotique. L’alliage est curieux, tout à fait délicieux – grands plaisirs de la langue dans cette œuvre polyglotte, les mots comme les dictions –, souvent jouissif.