Mystères de la création : il est toujours aussi intriguant de constater à quel point ce qu’il est convenu d’appeler un « auteur » peut très bien offrir le pire comme le meilleur, le plus affecté comme le plus évident. Ainsi Raúl Ruiz a‑t-il toujours manifesté un penchant pour la cohabitation de la réalité et de l’imaginaire (visions, rêves, récits ou espace-temps parallèles) et pour les figures de style baroques. Mais, à côté de la dispersion empesée de Klimt ou de l’éther dilué du Domaine perdu, Mystères de Lisbonne paraît incontestablement touché par la grâce. Il faut bien, donc, que le seul talent n’y suffise pas. Il y aura fallu, alors, la conjonction de divers facteurs, parmi lesquels le cadre salutaire de la narration de Camilo Castelo Branco, le flair du « pirate » Paulo Branco, l’enthousiasme que semble avoir suscité le tournage au Portugal, la nouveauté que constitue pour le cinéaste chilien le fait de tourner dans la langue de Pessoa (de fait, la partie « française », comme si elle constituait un retour à la routine pour Ruiz, s’avère la moins réussie)… La liste pourrait s’étendre à l’infini, ouvrant l’interrogation sur les conditions de la réussite artistique à des ramifications vertigineuses qu’on serait tenté d’ignorer si elles ne faisaient écho, en l’espèce, à la nature de l’œuvre elle-même.
C’est que les ramifications sont un principe déterminant dans Mystères de Lisbonne, où les récits se multiplient et font sans cesse apparaître de nouveaux personnages, où le terrain de jeu s’étend dans le temps (remontant du XIXe au XVIIIe siècle) et dans l’espace (le Portugal, la France, l’Italie, le Maroc et le Brésil). À ce principe de ramifications s’ajoute celui de la boucle ou de la boîte, chaque petit récit enchâssé dans le grand étant voué à se refermer pour qu’un autre s’ouvre à son tour, les personnages entretenant les uns avec les autres des liens parfois insoupçonnés, se croisant et se recroisant, se connaissant sans toujours se reconnaître. La ramification dans une boîte, l’infini contenu dans le fini : un paradoxe au pouvoir enchanteur dont le film joue à fond, et qui trouve son expression la plus parfaite dans le fascinant « temple de sincérité », une pièce fermée à clef contenant les accessoires du fabuleux personnage du père Dinis, maître d’œuvre de ce labyrinthe.
Les principes à l’œuvre ici n’ont évidemment rien de neuf, mais Mystères de Lisbonne prend en charge avec une parfaite lucidité la longue tradition littéraire (feuilleton, cycle romanesque), théâtrale (mélodrame) et audiovisuelle (novela, téléfilm de luxe) dans laquelle il s’inscrit. « Terrain de jeu », avons-nous dit : il s’agit bien de cela. Un jeu très sérieux et des plus émouvants, mais un jeu tout de même. Un jeu avec les codes, les figures, les motifs du feuilleton mélodramatique, qui ne consiste en rien à les détourner ou à les tourner en dérision – les deux options, l’une sérieuse, l’autre parodique, relèveraient au fond d’une même méfiance –, mais à les assumer franchement tout en les envisageant avec recul. À ce titre, Mystères de Lisbonne n’est pas sans parenté avec Le Monde sur le fil de Fassbinder. Dans les deux, une même manière d’admettre le plaisir d’un genre populaire tout en en mettant à distance les ressorts, un même goût des mouvements de caméra extravagants, des postures incongrues de personnages, et finalement une même ironie, au sens le plus antique du terme : acte d’interroger en feignant l’ignorance.
Rien à voir avec du cynisme, donc. Les touches éparses d’humour (le perroquet), de bizarrerie (le domestique sautillant), voire de grotesque (le moine offrant à son fils le crâne de sa mère) ne se moquent jamais des personnages et n’empêchent en rien l’émotion de se déployer. À la manière de ces détails énigmatiques qui, dans certains tableaux de la Renaissance, offrent au regard du spectateur un recul sur la nature de l’œuvre peinte – à ceci près qu’au lieu de jouer la discrétion, Ruiz donne dans l’ultra-visibilité pince-sans-rire –, elles opèrent un décrochage vis-à-vis de la narration qui, de simple énonciation, devient un enjeu majeur du film.
La mise en abyme atteint des sommets de clarté et d’humour lorsque, poussant à bout l’idée selon laquelle un observateur importun est toujours susceptible d’épier et d’éventer un secret (les moines de l’autre-côté du passe-plat, les domestiques derrière les portes, les fenêtres, les murs), Ruiz filme un couple adultérin à travers des tentures – lesquelles rappellent évidemment les rideaux d’une scène de théâtre. Le film est d’ailleurs ponctué de plans sur un petit théâtre de marionnettes que le personnage de Pedro emporte partout avec lui, et où se jouent en miniature les charnières du récit. Ce qui, au-delà de la métaphore évidente mais délicate sur le petit théâtre de la vie, permet au cinéaste de faire habilement l’économie de plans coûteux, comme celui d’un vaisseau voguant sur les flots…
« Petit théâtre de la vie », disions-nous : nombre de plans s’offrent du reste dans une frontalité toute scénique, sans « quatrième mur » ; mais alors la caméra se met en branle, traverse les murs, et semble explorer la surface de tableaux vivants. Puis casse cette latéralité pour aller explorer la profondeur de l’espace, tournoyant à l’envi autour des personnages. Jamais un procédé ne devient système, jamais une idée ne se fige, tout est toujours tension : entre le détachement et l’empathie ; entre le glacis du rendu HD et le velouté des éclairages ; entre l’immobilité et le mouvement (on dirait parfois que le film a été tourné par un Oliveira qui, sous l’influence d’une cuite au porto, se serait mis à faire bouger la caméra dans tous les sens)… Une telle ambivalence se perçoit au sein même des enivrants mouvements d’appareil, qui jouent leur rôle traditionnel de vecteur émotionnel tout en se donnant à voir par leur caractère presque abstrait, mécanique et répétitif, leur manière de faire apparaître un personnage comme un magicien sort un lapin d’un chapeau. On n’est pas dupe, on sent le truc, et pourtant on y croit : plaisir de la magie bricolée avec malice, comme dans ces plans ruiziens au possible où des visages nets à l’avant-plan dialoguent avec des personnages à l’arrière-plan, nets eux aussi, la zone de « collage » des deux parties de l’image se résumant à un flou artificiel s’exhibant sans vergogne.
Par ailleurs, Mystères de Lisbonne est un véritable festival d’emprunts. À la peinture, que ce soit sous forme de références (un crâne de Vanité reflété dans la vitre d’une horloge) ou de présences dans le champ de tableaux et de fresques qui, vus à travers les yeux des personnages, s’incarnent pour donner lieu à des visions d’angoisse. À la danse aussi, par son sens consommé de la chorégraphie, des gestes de personnages ni naturels, ni même gracieux et pourtant beaux, justes (la femme qui se cache sous les tables). À d’autres films enfin : les plans accompagnant des personnages avançant par glissement – le glissement étant peut-être le maître-mot du projet formel de l’œuvre – ne sont pas sans rappeler Cocteau ou Demy.
Et pourquoi tout cela ? Ces ramifications et boucles, ce détachement empathique, ces jeux de passe-passe, ces détails et références ne seraient-ils que les composants d’un brillant exercice de style ? Non, ils fabriquent la caisse de résonance idéale – façon « spectacle total » débarrassé de toute pompe – des enjeux intemporels du récit : le récit lui-même et sa nécessité, le rôle qu’y jouent le secret et la sincérité, la solidarité et l’humiliation, l’innocence et la perversité, l’identité et la complexité des êtres… et, pour commencer et pour finir, l’enfance. Alors que Pedro, agonisant dans une auberge brésilienne, dicte ses mémoires, dont on a entendu les premières phrases en voix off au début du film, celui-ci remonte aux sources de son récit et montre le personnage succombant dans son corps et dans sa chambre d’enfant, lorsqu’il était orphelin et qu’on l’appelait encore João. Le procédé instille un doute : tout ceci n’était-il qu’une rêverie, un délire d’enfant fiévreux qui rendrait tout ce qu’on vient de voir nul et non avenu ? ou alors cette fin elle-même serait-elle une fourche du récit, une option, un monde parallèle ? Ce doute, au lieu de décevoir, s’avère des plus stimulants et, dans son rapport à l’enfance orpheline et paradoxalement dans sa virtualité même, des plus bouleversants. Discrètement, Ruiz retrouve ce en quoi Le Temps retrouvé avait pu le passionner : un rapport des plus libres au temps, quelque chose de l’ordre de souvenirs énoncés au futur ou au conditionnel. Rarement l’image-cristal théorisée par Deleuze (celle qui contient en même temps le réel et le virtuel) aura été si cristalline. Rarement la puissance de la fiction aura été célébrée avec une telle densité et, simultanément, une telle limpidité.