À la volonté du peuple
Et à la santé du progrès,
Remplis ton cœur d’un vin rebelle
Et à demain, ami fidèle.
Certains se souviennent peut-être de ce refrain (chanté par Michel Sardou) qui fit le succès de la comédie musicale Les Misérables d’après l’œuvre de Victor Hugo en 1980. Ils pourront désormais le ré-entendre en anglais dans le nouveau film de Tom Hooper, adapté de la comédie musicale. Est-ce que ces misérables musicaux nous toucheront plus que leurs précédents avatars cinématographiques ? Rien n’est moins sûr…
Cela faisait un moment que nous n’avions pas eu droit à une adaptation des Misérables au cinéma, ce roman qu’on ne présente plus, que tout le monde connait sans l’avoir lu (enfin, en ce qui me concerne). Voilà un moment que nous étions sans nouvelles de Jean Valjean, Cosette, Javert et compagnie. Alors ? Comment vont-ils ? Égaux à eux-même, toujours aussi miséreux, toujours autant victimes de l’injustice de la société, toujours coincés dans leurs dilemmes moraux, toujours pris dans les idéaux révolutionnaire de l’Insurrection de 1832. Jean Valjean le forçat, une fois de plus, deviendra le notable M. Madeleine, arrachera Cosette aux griffes des affreux Thénardier, affrontera Javert et mourra paisiblement après une vie pas de tout repos. Quant à Gavroche, il tombera une nouvelle fois par terre, la faute à vous-savez-qui… L’histoire, nous la connaissons par cœur, elle est vouée à revenir éternellement au cinéma, se remettre au goût du jour avec les trombines du moment, celles des Français Gabin, Ventura, Belmondo, du Britannique Neeson ou même du Russe Depardieu. Cette fois-ci, c’est le sympathique Australien Hugh Jackman qui va donner un visage version 21ème siècle au brave Valjean, tandis qu’il sera opposé à l’antipathique Russell Crowe dans le rôle du pas cool Javert. La particularité de cette adaptation-ci est qu’elle ne provient pas directement du roman d’Hugo, mais de la comédie musicale qui en fut tirée. À Paris d’abord, en 1980, dans un spectacle de Claude-Michel Schönberg mis en scène par Robert Hossein (qui d’autre ?), avant d’être reprise, retravaillée en anglais et montée à Londres en 1985 par le producteur Cameron Mackintosh qui en fit un véritable succès planétaire, devenant la comédie musicale la plus longtemps exploitée de l’histoire, rien de moins. La misère, décidément, ça finit par payer.
Ce sont donc des misérables chantants auxquels on a droit cette fois-ci, beuglant à tue-tête pour mieux exprimer leur mal de vivre, leurs rêves brisés mais aussi, quand même – nous sommes en plein romantisme, ne l’oublions pas – leurs amours et leurs espoirs. Peut-être, alors, espérons-nous secrètement, que ces Misérables-ci se distingueront des autres autrement que par le casting ? La réponse, rapidement, tombe, lourde du poids de sa fatalité : non, il n’y a décidément rien qui ressemble plus à une adaptation ciné des Misérables qu’une autre adaptation ciné des Misérables. Musicale ou pas. Le décorum d’une France de la première moitié du 19ème siècle, boueuse et décrépite, les jeunes républicains de 1832 agitant fièrement le drapeau tricolore qui flotte au vent, les yeux humides de la petite Cosette passant sans broncher le balai tandis que les affreux (mais toujours, de Bourvil à Baron Cohen, interprétés par des comiques, notez bien) Thénardier l’exploitent cruellement, lestent impitoyablement le film. Les Misérables semble condamné à l’académisme de même que l’on condamne à mort un gueux pour un bout de pain volé : inexorablement et injustement. De reprise en reprise, de succès en succès, l’univers d’Hugo s’est totalement affadi, laissant ses personnages à l’état d’icônes simplistes et caricaturales. Même Lelouch, en transposant l’histoire durant l’Occupation n’a pas réussi à tirer son épingle du jeu, laissant Les Misérables à l’idée qu’on en a et dont on n’arrive pas à se défaire, comme si leur constitution mythologique était trop ancrée dans l’inconscient collectif pour être ébranlée. Comme si, quoi que fassent les réalisateurs et les scénaristes, ils ne parvenaient pas à ramener l’œuvre d’Hugo à eux, à lui donner son envergure politique (l’Insurrection de 1832 résumée à quelques barricades et des jeunots fougueux) et cinématographique. Relevons d’ailleurs qu’Hugo au cinoche, ça n’a jamais fait beaucoup d’étincelles. Mais il faut admettre que le grand écrivain n’a jamais non plus, curieusement, attiré les grands cinéastes. Une adaptation des Misérables par Mizoguchi ou de Notre-Dame de Paris par Buñuel aurait peut-être donné une autre gueule cinématographique à ses romans. On aurait peut-être pu y découvrir qu’Éponine et Javert sont les personnages les plus bouleversants de cette histoire, bien plus que Valjean, Fantine, Marius (particulièrement insupportable ici)…
Mais si cette dernière adaptation se révèle non-originale, elle se distingue tout de même des autres en frôlant la calamité esthétique. Logique puisque c’est Tom Hooper qui est aux commandes et qu’il fut précédemment responsable de l’affreux Le Discours d’un roi, dans lequel il s’est révélé être un véritable escamoteur de sujet. Ce film couvert d’Oscars – signe infaillible de l’absurdité de ce prix – posait pourtant une question wellesienne passionnante : comment représenter le pouvoir quand on n’en a pas la carrure (théâtrale) ? La réponse n’est jamais venue puisque Hooper a préféré, au lieu de comprendre son sujet, y apposer une série d’images bizarroïdes, au cadre décalé et filmée en focale courte, comme chez Welles. Mais chez Welles, l’étrangeté visuelle était l’expression d’un monde de désirs enfouis et sales dans lequel les personnages se prenaient volontairement au piège, d’où leur perversion. Chez Hooper, ce n’est qu’une façon comme une autre de signifier sa présence, une manière de dire « coucou, je suis là, je fais ce film » sans trop savoir quoi faire d’autre. À la désespérée bizarrerie du visuel ne répondait que l’indifférente monotonie du récit. Le même phénomène se reproduit dans Les Misérables. Le parti-pris radical de réalisation consiste à filmer chaque comédien en gros plan dès qu’il entame un numéro chantant, pour capter de près les émotions qui le traverseraient tandis qu’il s’exécute musicalement sans post-synchro, en pleine performance. Soit. Parfois, quelques plans torves s’insèrent dans le montage comme autant de stigmates d’une personnalité visuelle qui aurait du mal à s’affirmer, surgissant soudainement et aléatoirement pour certifier de son identité. Le résultat est catastrophique. Non seulement laid mais surtout, et c’est ça le plus surprenant, ne donne au film aucune ampleur, aucune dimension supplémentaire, aucun caractère torturé si ce n’est celui d’une choucroute mal cuite. Filmé plus « classiquement », ce film serait resté, dans le fond, le même, inébranlable aux agressions visuelles de Hooper. L’histoire, ici, glisse entre les mailles de la réalisation qui n’accroche à rien, qui semble une entité à part, détachée du film. Curieux.
À force de fétichiser « la mise en scène », ce temple sacré de la cinéphilie, de se réfugier derrière cette croyance indéfectible dans le découpage, cette obstination à considérer qu’un film sans personnalité visuelle est un film sans personnalité tout court, notre vision du cinéma a été considérablement altérée ainsi que, par ricochet, le travail des cinéastes. Un homme qui glisse sur une peau de banane, filmé en plongée ou en contre-plongée, reste un homme qui glisse sur une peau de banane. Il aura l’air aussi con en courte qu’en longue focale. La question qu’il faut se poser n’est pas « comment filmer ? » mais « pourquoi ? ». Pourquoi filmer telle chose et pourquoi la filmer de telle façon ? La distance indispensable qui s’opère entre un réalisateur et son film se joue entre ce qu’il choisit de montrer et de ne pas montrer. C’est là qu’on définira s’il est un auteur ou pas. Hooper se demande comment filmer Anne Hathaway en Fantine, le crâne rasé, le maquillage coulant, grimée des signes de la déchéance humaine, hurlant en gros plan sa peine comme pour mieux réclamer son Oscar. Mais l’obscénité de faire jouer à une star richissime le rôle d’une pouilleuse avilie n’entre jamais en compte dans cette mise en image, il y a même fort à parier que ça n’a pas effleuré l’esprit du réalisateur une seule seconde. Cette seconde aurait pourtant suffi à faire toute la différence entre son film et la façon dont on adapte habituellement ce roman. D’où un film qui vient s’ajouter à la morose liste des adaptations précédentes, sans valeur ajoutée, même pas les chansons (pompières mais pas forcément désagréables). Les vrais misérables devant un tel spectacle, c’est nous.