Si Cats n’est assurément pas un bon film, peut-être ne faut-il pas le condamner d’avance sur la seule foi de sa bande-annonce, comme l’ont fait critiques et internautes outre-Atlantique lors de la sortie du premier trailer en juillet dernier. Par-delà l’inconsistance de son intrigue et la performance fort peu convaincante de son interprète principale, la ballerine Francesca Hayward (points sur lesquels nous reviendrons), c’est en effet l’apparence monstrueuse des personnages, sortes de mutants mi-hommes mi-chats, qui a cristallisé la majorité des critiques, au point que Tom Hooper s’est vu contraint de modifier in extremis l’apparence de ses héros à la suite des premières réactions sur Internet. Derrière les sarcasmes de la presse et des internautes transparaît surtout ici le scepticisme permanent d’une partie du public à l’égard de la collaboration entre acteurs de chair et de sang et technologies numériques. L’exemple récent de films aussi différents qu’Alita : Battle Angel ou The Irishman est toutefois venu montrer que l’argument de l’uncanny valley, selon lequel la médiocrité d’un film se juge à l’aune du malaise qu’il suscite chez les spectateurs, a la fâcheuse tendance de clore les débats un peu trop tôt, quitte à ne pas prendre en compte la radicalité de certaines propositions offertes par le cinéma numérique. Sans nier les évidentes faiblesses du film, il semble donc nécessaire d’embrasser le cap formel dessiné par Cats, afin de saisir sa véritable ambition et les raisons de son échec.
Poétique de l’hybridité
C’est qu’à son meilleur, Cats se révèle être un petit laboratoire étonnant (à défaut d’être complètement convaincant), où la fusion de l’humain et du chat vient illustrer le fonctionnement de son dispositif technique — à savoir, l’utilisation conjointe de la prise de vue réelle et de la performance capture. Il en va par exemple du maintien du visage des interprètes sur le corps entièrement numérique des félins, choix qui, en dépit de la controverse qu’il a suscitée, ne procède pas de la volonté de créer une figure inhumaine à force d’hybridation, mais de celle de rendre sensible la part « d’humanité » qui réside dans les créatures mutantes permises par les nouvelles images. Si, à l’évidence, Hooper fait preuve d’une certaine naïveté à voir dans le faciès de ses acteurs le reflet de leur âme, on lui saura gré d’être cohérent lorsqu’il envisage la question des attributs félins de ses personnages : dans la mesure où le visage renvoie ici à la profondeur de la vie intérieure, le pelage qui recouvre leur corps, ajouté en post-production, se voit quant à lui assimilé à une simple surface sans épaisseur. Dès l’ouverture du film, l’apparition des chats est précédée d’une projection, par l’entremise d’un plan où la lumière émise par la lune prend la forme d’une tête de matou dans le ciel étoilé. Plus tard, lors la première rencontre entre Victoria (Francesca Hayward) et le groupe des Jolicle Cats, la chorégraphie assimilera les créatures à des masses informes perdues dans la pénombre, appréhendant l’espace à la manière d’ombres chinoises en constant mouvement. Le film fait ainsi son miel de la mutabilité de ses figures, ce que souligne clairement la part prise par le personnage de Jennyanydots (Rebel Wilson) dans la résolution de l’intrigue : enchaînée sur le navire de Macavity (Idris Elba), elle se libère de ses liens en retirant littéralement sa peau à la manière d’un blouson, de sorte que sa « mue » lui permet de changer de corps afin d’arborer une flamboyante tenue de soirée.
Apprentissage incomplet
Cet art de la métamorphose au service de l’extravagance se révèle à ce titre porteur d’une définition de la comédie musicale, selon laquelle la performance prend le pas sur la trame du récit et sur le réel. La transformation de l’ensemble du casting, issu d’horizons disparates (interprètes de musical, acteurs renommés, présentateurs de télévision, chanteurs et danseurs), en une seule engeance de créatures hybrides rend ainsi formellement compte d’une dynamique consubstantielle au genre, celle de la communion des danseurs dans un même mouvement lors du ballet. Rien de surprenant à ce que la trajectoire du film se referme alors sur un double mouvement d’inclusion : d’abord, celle de Grizabella (Jennifer Hudson), chatte autrefois « glamour » puis méprisée par ses semblables, qui obtiendra le droit de se réincarner en atteignant la « Heivyside-layer », sorte de paradis pour minets ; ensuite, celle de Victoria, intronisée au sein des Jolicle Cats au terme d’une pompeuse cérémonie sur un lion de Trafalgar Square.
Reste qu’à envisager le parcours de Victoria comme une métamorphose au cours de laquelle la jeune chatte révèle sa véritable nature (devenir une Jellicle), le film bute sur la représentation de cet apprentissage en ne mettant pas en tension l’humanité du corps de l’actrice et l’animalité du personnage qu’elle incarne. Ne se départissant jamais de son unique expression faciale et constamment en retrait dans la plupart des séquences, Victoria ne semble affectée par aucune mutation entre le début et la fin du film, son rôle se limitant à reproduire les pas de danse classique et autres pointes pour lesquels la ballerine qui l’incarne est devenue célèbre. Sans doute le récit se révèle-t-il ici insuffisant, en ce qu’il n’intègre les différentes séquences dans aucune dynamique narrative, mais opère au contraire un simple travail de juxtaposition de différentes vignettes. De fait, ce sont paradoxalement les personnages appartenant dès le début au groupe des Jollicle Cats qui se révèlent les plus à même de figurer le travail d’adaptation à leur corps problématique. Jennyanydots s’avère être une fois encore une figure par moment passionnante, précisément parce que l’embonpoint qui la caractérise implique d’envisager la question de son incarnation. Le numéro « The Old Gumbie Cat » est ainsi l’occasion pour la créature de prendre progressivement possession de l’espace surdimensionné qui l’entoure, non sans en avoir fait au préalable l’épreuve, à force de glissades, de chutes et de roulades au sol. Il en va de même de Bustopher Jones (James Corden), autre chat glouton dont la trajectoire se révèle particulièrement cohérente. À la différence d’un organisme animal naturel, son corps peut non seulement ingérer une quantité illimitée de nourriture (idée qui constitue le gimmick visuel du numéro « The Cat About Town ») et toutes sortes de matériaux (carapaces, boîtes en métal, etc.), mais également changer de fonction au cours du récit : à la fin du film, son appareil digestif se trouve ainsi littéralement détourné pour devenir une arme, quand le chat se met à régurgiter ses repas afin d’assommer les sbires de Macavity. La dimension bouffonne de ces personnages maintient toutefois ces quelques occurrences au stade de l’anecdote et contribue à occulter ce que le film aurait pu être s’il s’en était donné les moyens : une danse d’initiation à un nouvel être au monde.