Pour son second long-métrage après le remarqué Qu’un seul tienne et les autres suivront, Léa Fehner a choisi de mettre en scène le quotidien chaloupé d’une troupe de théâtre itinérant, lancée sur les routes de France pour assurer des représentations d’un spectacle librement inspiré d’une nouvelle de Tchekhov. Galvanisée par l’énergie débordante de ses interprètes (venant pour moitié du cinéma, pour l’autre du théâtre), la réalisatrice démontre dès la première scène que le dispositif de son film s’articulera autour de la porosité constante entre la scène et les coulisses, faisant de l’artifice un mode de vie, les membres de la troupe entretenant sans cesse l’ambiguïté autour de leur jeu pour semer la confusion partout où ils passent. Le procédé n’a en soi rien de bien nouveau – même si les coulisses du 7e art ont bien plus souvent inspiré les metteurs en scène que celles du théâtre itinérant – mais il faut reconnaître à Léa Fehner la capacité à coller à son sujet : au plus près des visages et des corps, la caméra morcelle l’espace de la scène et des coulisses en autant d’individualités qui s’entrechoquent mais doivent trouver à s’accorder le temps de la représentation. Seulement, passé le plongeon dans le grand bain et quelques interminables scènes où les acteurs rivalisent d’exubérance, on sent poindre les premiers artifices. En effet, à force d’insister assez lourdement sur l’excentricité impossible à canaliser des (nombreux) personnages et de maintenir coûte que coûte un rythme effréné, le résultat ne fait que dévoiler trop rapidement sa première contradiction : alors que les représentations au sein du théâtre sont normalement portées par la capacité des acteurs à improviser, à prendre leurs libertés avec le texte, on sent ici que le film les cadenasse dans une série de scènes du quotidien trop écrites, comme autant de passages obligés pour mieux appréhender les rapports au sein de la troupe. Du coup, Les Ogres se donnent trop souvent à lire comme un exposé où les enfants des membres de la troupe font tristement décor (voir l’insistance des gros plans sur leurs visages silencieux) et où les personnages de second plan n’ont aucune chance de passer au premier.
Règlements de comptes
C’est que la troupe porte en elle une hiérarchie lourde : à sa tête, un sexagénaire qui s’octroie la possibilité de régner en despote sous prétexte qu’il a créé le groupe et le spectacle et qui n’hésite pas à humilier quiconque s’élève contre lui. Autour du chef de la tribu, une galerie d’hommes et de femmes aux âges, aux origines et aux expériences diverses (parmi lesquels sa femme soumise et sa fille angoissée) s’active à faire tourner l’affaire, allant de villes en villes où le chapiteau, sans cesse démonté puis reconstruit, vient accueillir leur goût de la représentation. Mais derrière l’apparente générosité du spectacle qui est donné aux publics, le titre du film traduit l’appétit dévorant de ces acteurs dont l’égocentrisme débordant cannibalise tout, y compris leur entourage le plus proche. Du coup, en-dehors des représentations, les scènes du quotidien sont d’une pénibilité rare : la dynamique du groupe ne semblant reposer que sur des règlements de compte, le récit multiplie les scènes de violentes disputes au cours desquelles les personnages se balancent entre eux les pires horreurs, inconscients de leur cruauté et incapables des compromis suffisants pour assurer la pérennité du groupe. Si on peut louer le choix de la réalisatrice d’explorer la face la plus obscure des personnages, on est néanmoins circonspect devant tant de complaisance à scruter le désastre provoqué par cet indécent déballage de phrases bien senties qui se présentent à chaque fois comme autant de vérités assassines sur les échecs des uns et des autres. On pense alors aux pires travers du cinéma de Maïwenn qui, de Pardonnez-moi au récent Mon roi, a toujours pris un malin plaisir à regarder ses personnages patauger dans leurs névroses jusqu’à l’implosion. En plus d’être affreusement antipathiques (dans un restaurant, l’un des acteurs traite par provocation un autre client de « bougnoule », déclenchant ainsi une bagarre générale dévastant le lieu), les personnages sont sans générosité, n’interagissant avec le public qu’à de très rares occasions (un comble pour le théâtre itinérant), seulement préoccupés par leur égoïste survie et revendiquant leur absence d’adaptabilité sociale.
Entre-soi
Embarqué dans cette déplaisante mésaventure, on n’a donc pas d’autres choix que de jouer les arbitres et de compter les points : assister à l’insupportable humiliation de l’épouse du chef de troupe sans que le scénario n’y revienne par la suite, acter au cours d’une scène pathétique l’autodestruction de leur fille dont on dira plus tard « qu’elle doit apprendre à vivre » sans les autres, se désoler pour Lola (Lola Dueñas, peut-être la meilleure d’entre tous) qui n’aura finalement jamais d’enfant ou encore se demander comment Mona (Adèle Haenel, finalement assez peu présente) va pouvoir élever le sien aux côtés d’un homme qui ne trouve rien de mieux à faire que d’expliquer ce qu’est la sodomie à des gamins de huit ans envoyés par un centre aéré. Mais plus que ce portrait de groupe peu passionnant, ce qui agace le plus, c’est l’air entendu avec laquelle Léa Fehner attrape au cadre et à coups de champs/contrechamps abusifs un regard désolé, un sourire figé, une crise de larmes, accueillant avec une jouissance déguisée en fausse réserve la performance de l’acteur. Même si la réalisatrice évite heureusement les pièges du film choral et des intrigues parallèles, prenant le risque d’entremêler toutes les histoires à l’aide d’un montage tellement fluide qu’il finit par noyer l’existence et la singularité de plusieurs membres de la troupe, elle se voit un peu trop en démiurge d’un petit monde qui se voudrait libre et irrévérencieux alors que le film ne donne presque rien d’autre à voir que sa bassesse pétrie d’autosatisfaction. Il est d’ailleurs troublant que le film s’achève quasiment sur la naissance de l’enfant de Mona : étrange point final que cet émerveillement général et totalement inédit, symbolisant un peu lourdement l’éternel recommencement auquel se livre cette troupe qui a fait de la précarité sa philosophie de vie. Alors qu’on nous assenait solennellement que les pères étaient inutiles, le récit s’achève sur une réconciliation un peu facile qui ne s’encombre plus de savoir si les nouveaux nés sont condamnés à être les substituts de ceux partis trop tôt. Finalement, il est probable que le film ne s’en préoccupe pas vraiment, trop occupé à se regarder le nombril.