Qiang est placé à quatre ans dans un orphelinat de Pékin. Il doit y apprendre à s’habiller tout seul, à ne pas faire pipi au lit, à manger tout ce qu’on lui sert. S’il se conduit bien, apprend bien, répète bien, il se verra décerner des petites fleurs rouges sur le grand tableau fabriqué par les maîtresses, et montré en exemple aux autres pensionnaires. Mais Qiang se révèle incapable de se conformer à l’ordre pensionnaire et refuse bientôt d’obéir à toute autorité. Exclu de fait par l’institution ainsi que par les autres enfants, il se transforme en apprenti « dissident ».
Zhang Yuan est connu pour son Mama, de 1989, qui racontait l’histoire d’une fille-mère s’occupant de son fils handicapé. Tourné malgré la censure, son film lançait, après la cinquième génération des Chen Kaige et Zhang Yimou, la sixième génération des cinéastes chinois, celle de Wang Chao ou Jia Zhang Ke (Platform, Plaisirs inconnus, The World – et dernier Lion d’or à Venise) – dont le point commun initial, si l’on devait en trouver un, serait précisément un contexte de tournage et de diffusion qui contourne le système d’autorisations préalables de la censure. Nombreux sont ainsi les films de cette génération à faire appel à des financements étrangers : si la France est d’ailleurs bien représentée (récemment Voiture de luxe, ou Jour et nuit, et bientôt Summer Palace, ont tous été coproduits par Sylvain Bursztejn), c’est ici l’Italie qui cofinance Les Petites Fleurs rouges, sous l’égide de Marco Müller (organisateur par ailleurs du festival de Venise). Qui plus est, le réalisateur, diplômé, comme nombre de cinéastes chinois, de l’Institut du film de Pékin, adapte un roman de Wang Shuo, un écrivain dissident… Dans la mesure où le film évoque le destin d’un enfant en butte à l’institution scolaire, il est donc difficile de ne pas faire, d’une manière ou d’une autre, une lecture politique du film : comment fabrique-t-on un dissident, de la dissidence ?
Les Petites Fleurs rouges montre l’intime liaison entre la dissidence et l’institution. Le pensionnat est un lieu de règles et d’ordonnancements : les maîtresses – qu’elles soient sévères (mademoiselle Li) ou douces (mademoiselle Tang) – sifflent les enfants, un par un, pour leur nettoyer les fesses. Dans le dortoir, les lits sont disposés par rangées. Le matin, les enfants doivent prendre la « bonne habitude » de tous faire leurs besoins au même moment. Lorsqu’un apprentissage a lieu, les enfants s’autocorrigent réciproquement. Autrement dit, le pensionnat est, comme institution, un lieu de fabrication d’ordre, de conformité, de répétition, d’autocorrection. Rien ne doit passer ni dépasser, le vice-ministre en visite s’extasie devant le tableau des petites fleurs rouges et déclare : « Ne faites pas de favoritisme. » Et lorsque les enfants sortent des limites du pensionnat, sur qui tombent-ils ? Des soldats, justement, qui au premier plan défilent en faisant le salut militaire. Au second plan, mi-moqueurs, les enfants les imitent, petits soldats en puissance de la République Populaire Chinoise. Le plan fonctionne comme raccourci d’une conformité à une autre, d’une institution – scolaire – à une autre – militaire. De la même manière, à chaque fois que les enfants s’échappent du pensionnat, ils retombent dans les filets des institutions : l’institution médicale, l’institution religieuse – qui d’ailleurs a aussi ses petites fleurs rouges. Bref, c’est une perspective presque foucaldienne, la notion de discipline traverse le film de part à part. En définitive, quand il faut redresser Qiang, on finit par l’enfermer dans le cagibi.
Une des traductions de la notion se réalise dans les nombreux gros plans de pieds : les pieds de Qiang qui refusent de monter les marches menant au pensionnat, les pieds du père qui le force à avancer, les pieds des enfants qui marchent à la queue-leu-leu, de la maîtresse qui surveille le dortoir. Toujours, le pied incarne ce corps enserré dans la contrainte et la surveillance. Même dans ses rêves de fuite, où Qiang pisse, nu, seul et de nuit, dans la neige, ce sont encore ses pieds qui sont filmés.
Les Petites Fleurs rouges met en exergue deux autres caractéristiques de la dissidence. D’abord, elle est solitaire. Qiang, exclu par les autres enfants, qu’à ses heures il martyrise, isolé sur son tourniquet, a des crises de larmes irrépressibles et solitaires à la cantine. Ensuite, elle est en quelque sorte contagieuse : il parvient à convaincre tout le pensionnat que la maîtresse s’est transformée en monstre et qu’elle a une petite queue juste au-dessus des fesses. Dans une très belle séquence nocturne en plongée, les enfants, de concert, cernent le lit de la maîtresse pour la ligoter. Ils se transforment en petits prédateurs, le film glisse un instant vers un pastiche de fantastique.
Il y a un risque à filmer la petite enfance, mais quand le défi est relevé, l’opération peut s’avérer très payante. Doillon en a fourni la preuve par son chef-d’œuvre, Ponette. Si Les Petites Fleurs rouges ne se situe pas au même niveau de virtuosité, on doit reconnaître à son réalisateur d’avoir su capter certaines de ces absences enfantines, qui jouent comme autant de grâces. C’est que le réalisateur n’a pas lésiné sur le casting, absolument déterminant (même si la petite héroïne du film n’est autre que sa propre fille). Les Petites Fleurs rouges ne passe pas à côté des chuchotements, caresses, dévotions pour des grigris, et autres pantalons troués, chaises dépareillées. Il réussit en outre de jolies compositions picturales, grâce à son décor de grosses sculptures, de cours immenses et de hauts murs où se fond la petitesse des enfants.