Lier la découverte de la conscience politique et de l’amour dans le cœur d’une adolescente présente à Tien An Men : le film de Lou Ye promettait toutes les lourdeurs d’un mélodrame démonstratif. Magnifique surprise : le film se joue avec finesse des scléroses du cinéma à thèse, et livre le portrait bouleversant d’une jeunesse brûlée au cœur.
Yu Hong arrive à Pékin alors que grondent les premières prémices d’une révolution dont la chute marquera l’imaginaire mondial : les émeutes de Tien An Men, en 1989. Pour elle, jeune étudiante débarquée de sa province avide des découvertes – notamment sexuelles – que peut lui procurer la grande ville, ce sera l’occasion de se doter d’une conscience politique, mais aussi et surtout de s’ouvrir à l’amour, dans les bras d’un autre étudiant, Zhou Wei. La chute de la révolte ira de pair avec la mort de leur histoire, dont ils ne feront jamais réellement le deuil.
La conscience politique comme métaphore de l’amour, l’amour comme expression de la passion politique, les deux étant également destructeurs : la littérature et le cinéma ont usé le sujet jusqu’à la corde. Adapter le thème à la tragédie de Tien An Men avait certes l’attrait de la nouveauté, et un fort potentiel mélodramatique, mais la méfiance était tout de même de mise : comment Lou Ye réussirait-il à ne pas tomber dans l’héroïsme démonstratif et stérile ? Heureusement, Une jeunesse chinoise, s’il se situe à l’époque de la révolution avortée de la jeunesse chinoise, ne s’en sert réellement que comme toile de fond. Est-ce à dire que le film laisse de côté tout propos politique ? Ce n’est pas le cas non plus, et si le film parvient à lier avec finesse une narration romanesque tragique et le symbolisme politique, c’est avant tout en se focalisant sur son personnage central, superbement campé par Hao Lei.
« Le véritable amour ne peut subvenir qu’aux pires moments de tourments et de souffrance », lance-t-elle, alors qu’elle se rend compte que son amant, Zhou Wei, est l’homme dont elle rêve, mais qu’elle ne se résoudra jamais réellement à aimer sans réserve. Toute la première partie du film se focalise sur la découverte par son héroïne de son approche de l’amour et de la sexualité, les deux allant de pair, avec une mise en image tellement explicite qu’elle n’est sans doute pas étrangère à l’interdiction du film en Chine. Yu Hong, ainsi, est montrée, dans ses années d’adolescence comme entourée d’idéaux, de rêves, qui se concrétisent sous la forme de plumes blanches, omniprésentes à l’image dès qu’elle se laisse aller à la faiblesse de croire à son bonheur. Car c’est une faiblesse : Yu Hong n’est pas une héroïne romanesque traditionnelle. Fille d’une ère matérialiste, elle se force à croire que le bonheur n’est qu’illusion, à rester pragmatique et réaliste en toutes circonstances. C’est ainsi qu’elle se refusera à poursuivre son histoire avec Zhou Wei, dont elle admet pourtant dans son journal intime (une voix off omniprésente, comme le sous titre sincère de relations toutes en non-dits) qu’il représente son amant parfait. C’est aussi ainsi qu’elle verra sans montrer plus d’émotions la trahison par sa meilleure amie, ou la fin de leurs idéaux de liberté.
Tien an men sonne le glas de la période qui apparaît rétrospectivement comme celle où tout pouvait encore arriver, mais non point la fin du film. Celui-ci se poursuit avec la suite des destins de tous les protagonistes : Yu Hong qui tentera désespérément de se réaliser dans un amour qu’elle sait factice, mais en vain (« Je sais pourquoi je ne peux supporter de coucher avec les hommes qui m’aiment » dit-elle, « c’est parce qu’à ce moment là ils comprennent qu’à l’intérieur, je suis douce »); Zhou Wei qui n’en finit pas de la rechercher, bien qu’il vive à Berlin ; sa meilleure amie qui ne saura jamais assumer de tromper son mari, et Yu Hong… Cette jeunesse vieillissante, dans sa première époque comme par la suite, n’est jamais qu’une parodie de jeunesse, qui se revêt des oripeaux factices afin de sauver les apparences. Mais l’idéalisme de la jeunesse est absent. Ce n’est pas Tien An Men qui aura tué cela en eux : ils sont nés brûlés à l’intérieur, une génération née moralement éreintée par l’ombre des illusions brandies par ses aînés.
La mise en scène de Lou Ye construit son récit désabusé comme un conte de fées, aux couleurs parfois chatoyantes, en suivant les étapes d’un parcours initiatique nécessaire et évident, mais qui apparaît finalement comme vide de sens. Alternant un rythme effréné (notamment la mise en scène à moitié documentaire des évènements de Tien An Men) avec une stylisation de l’image remarquablement maîtrisée (les ajouts comme les « plumes du rêve » sont toujours subtiles et bienvenues), le récit fonctionne majoritairement sur l’ellipse. Ainsi, le plus intense moment de destruction de l’idéal des protagonistes, Tien an men évidemment, est passé sous silence, représenté seulement par les larmes de l’un des étudiants qui a réchappé à la répression. Absent également, ce qui a détruit ces enfants sans enfance : le passé, et une tradition dont ils cherchent trop vite à s’extraire. L’ellipse de l’âme, enfin, pourrait-on dire, alors que Yu Hong ne dit jamais réellement ce qu’elle pense qu’au spectateur, seul témoin des conflits désespérés qui l’agitent.
Un récit qui prend la révolution de 1989 en Chine ne peut pas ne pas être politique, mais Une jeunesse chinoise choisit de n’illustrer la révolte et ses conséquences qu’au seul niveau intime. Les uns se suicident, les autres végètent dans une solitude et une destruction du soi qui les rapprochent de la mort : l’idéal de leurs aînés les a laissés naître déjà vides, et l’idéal qui les a menés à Tien An Men n’était plus qu’une coquille creuse. Une jeunesse chinoise est avant tout un film désespéré, sur la vacuité de l’idéalisme et sur les dangers de ses excès. Aucun protagoniste ne survit, intimement, à ces ravages du cœur, et si les plumes d’un bonheur onirique volètent dans la scène finale du film, personne n’est dupe : elles ne sont finalement qu’une illusion de plus.