« Nous voulions un film pasolinien » raconte Bertolucci au sujet de La commare secca, sa toute première réalisation, un an après qu’il eut assisté Pasolini sur le tournage d’Accatone. « Nous » c’est le scénariste de Pasolini, Sergio Citti, qui signera quelques-uns de ses plus grands films, et Bertolucci, ce jeune homme de vingt-et-un ans avec qui il s’isole tout un été, en 1961, pour scénariser l’histoire imaginée par Pasolini : le corps d’une prostituée assassinée repose dans une friche, trois interrogatoires en voix off reviennent sur le parcours des suspects, dont nous suivons les errances dans Rome – ses faubourgs, sa misère et sa beauté. Bertolucci ne voit alors dans le cinéma qu’une seconde nature : auteur de poésie déjà reconnu, il n’a pas encore « trompé » (dixit) Pasolini avec Jean-Luc Godard, pas plus qu’il n’a véritablement trompé la poésie avec le cinéma. Embarqué dans un projet qu’il doit non seulement écrire mais aussi réaliser, après la défection de Pasolini qui choisit de tourner Mamma Roma, Bertolucci se voit en quelque sorte réquisitionné pour faire un film « pasolinien ». Et c’est bien dans ce vice de naissance que se trouve tout l’intérêt de ce premier film « à la manière de » ou « à la place de » : loin de se plier à l’injonction, Bernardo Bertolucci impose sa différence, avec d’autant plus d’aisance qu’il ne le sait probablement pas lui-même.
La mort conceptuelle
La « commare secca » est une périphrase un peu étrange qui désigne la mort en dialecte romain. La formule garde son mystère, tout comme le curieux titre choisi par les distributeurs lors de sa première sortie en France – on ne comprend toujours pas de quelles « recrues » il est question dans ce titre… mais l’important n’est pas là. De la mort, il est évidemment question dans ce premier film, qui s’ouvre sur la lente découverte d’un cadavre étendu dans l’herbe. Mais aussitôt cette mort passe du tragique au théorique : le cadavre, dont nous ne verrons pas le visage, n’exprime aucune frayeur et n’inspire nul chagrin. Jetée dans le film comme un prétexte (au sens propre), cette « commare secca » n’a rien de sentimentale : c’est une mort conceptuelle, qui donne au récit son armature (une enquête, sur le modèle du Rashōmon de Kurosawa) et surtout sa raison d’être, qui est de raconter la vie, cette vie variée d’un monde périphérique où les destins se croisent sans se rencontrer. Loin du sens du tragique et du fatum qui marque les films de Pasolini à cette époque (Accatone, Mamma Roma), La commare secca préfère une vision à la fois plus abstraite et plus poétique du monde : la mort n’y est pas un drame ni une émotion, juste un argument pour montrer la vie – la promenade d’un soldat dans une ville aux visages multiples, l’errance de deux amis oisifs et fauchés, le temps perdu des journées de larcin des « ragazzi » dans les bas-fonds de Rome… Bertolucci impose dès ce premier film sa marque : comme plus tard dans Prima della Rivoluzione, mais sans les affèteries (ellipses, bancs-titres…) d’un cinéma d’avant-garde dont l’influence pasolinienne le préserve encore, il s’attache à montrer par l’image l’épaisseur du temps et à livrer une variation sur l’échec, un thème majeur de son cinéma. Peu de péripéties donc dans cette « enquête » qui ne révèle que l’ordinaire gris des jours et les impasses où les prostituées se réfugient quand il pleut. Certes Bertolucci sacrifie à quelques gimmicks pasoliniens (visages hilares et séduisants, mauvais garçons, banlieues tristes et sales) – mais c’est autre chose qu’il déploie avec beaucoup d’assurance dans La commare secca : une singularité visuelle (le film passe ainsi d’un gris néo-réaliste à un noir luisant qui le ramène à une tradition américaine très cinéphile) et une vision existentielle où le drame a peu de poids face au réel.