Absent des écrans depuis dix ans, Bernardo Bertolucci revient avec un sujet qu’il connaît bien (la jeunesse) et un traitement qui lui est familier (l’autisme face au monde environnant). Plutôt économe dans sa mise en scène, Moi et toi tire surtout le bénéfice d’une interprétation de grande qualité. Quant à l’écriture, elle souffre malheureusement d’un déséquilibre de traitement entre les deux personnages principaux.
Tenu à l’écart des plateaux de cinéma en raison de graves problèmes de santé, Bernardo Bertolucci n’avait plus rien sorti au cinéma depuis 2003 et Innocents – The Dreamers. Après un tel naufrage artistique, il était même un peu tentant d’enterrer le réalisateur à la carrière totalement schizophrène, partagée entre projets ambitieux – essentiellement au cours des années 1970 – et superproductions à l’académisme ronflant. Son dernier film se caractérisait par un autisme et un mimétisme proches de la caricature, mettant en échec toute tentative de connexion politique au Mai 68 parisien, reconstitué avec une maladresse déconcertante. Dix ans plus tard, Bertolucci semble un peu moins s’intéresser aux sujets prétextes à une esthétisation vide de sens pour revenir à un dispositif plus asséché, quitte à parfois surjouer l’âpreté. Il faut reconnaître au sujet de Moi et toi le parti pris risqué de circonscrire l’enjeu central à deux adolescents isolés de tout, mal dans leur peau au point de priver le film de toute lumière naturelle et rendre l’expérience passablement pénible pour le spectateur. Seulement, le désarroi des deux personnages principaux paraît tellement écrit que leur cheminement reste trop balisé pour indisposer ou provoquer le moindre vertige. En dépit du soin apporté à la restitution d’un certain inconfort de vie, on reste trop souvent en terrain connu.
Lorenzo a quatorze ans et incarne à la perfection la disgrâce adolescente : couvert d’acné, incompris, impulsif, préférant s’isoler des autres grâce à son casque vissé sur les oreilles (ce qui nous vaudra une bande-son branchée mêlant The Cure et David Bowie), il n’est pas sans rappeler Les Beaux Gosses dans cette représentation sans appel d’un âge dit ingrat. Sauf qu’à la différence de Riad Sattouf, le parti-pris de Bertolucci n’est évidemment pas d’aller chercher avec une certaine bienveillance le potentiel d’absurdité lié à cette transition mais plutôt d’en révéler sa dimension tragique. Interprété par le très habité Jacopo Olmo Antinori, Lorenzo a un regard d’une expressivité inquiétante, flirte avec la provocation transgressive (en suggérant par exemple l’inceste à sa propre mère) et se tient à l’écart de tout ce qui pourrait lui permettre de s’intégrer. En dépit de sa passion pour le snowboard, le jeune garçon profite d’une classe de neige à laquelle sa mère le croit inscrit pour s’isoler pendant une semaine dans la très grande cave de son immeuble. Son plan semble se dérouler comme prévu jusqu’au jour où Olivia, sa demi-sœur, débarque inopinément pour récupérer ses affaires. Plus âgée de quelques années mais déjà très esquintée par la vie, la jeune femme décide de squatter l’endroit et partage avec ce demi-frère qu’elle connaît à peine quelques jours de totale solitude. Toxicomane, elle finit par succomber rapidement à quelques crises de manque, ce qui contraint Lorenzo à veiller sur elle, lui qui ne s’était jamais intéressé à l’autre.
De cette confrontation entre deux jeunes solitaires, Bernardo Bertolucci souhaitait probablement retranscrire les étincelles, capter le détail qui allait faire bouger les lignes, obligeant l’un ou l’autre à sortir de sa coquille. Soutenu par deux jeunes interprètes d’une justesse incroyable, le scénario évite le piège des schémas psychologiques, se gardant bien d’expliciter les raisons qui ont progressivement enfermé les deux adolescents dans un tel mal-être. La responsabilité parentale est parfois avancée en prétexte mais ne justifie jamais cette situation incongrue. Le moteur du film est plutôt à aller chercher dans cette sentimentalité qui éclot pudiquement là où le terrain paraissait totalement aride. En se trouvant une sorte d’alter ego, Lorenzo et Olivia apprennent à intégrer l’autre dans leur système, se découvrant même une bienveillance insoupçonnée. On peut dire que le réalisateur italien aurait pleinement atteint ses objectifs s’il avait réussi à trouver un équilibre dans la description de cette cohabitation forcée. Malheureusement, on sent que l’arrivée du personnage d’Olivia focalise une attention au net désavantage de Lorenzo qui détenait jusqu’ici le monopole. En s’immisçant dans ce fantasme autiste, la jeune femme ne se limite pas à en dérégler le fonctionnement, elle le contredit tout simplement, appauvrissant trop précipitamment l’état de rébellion immature dans lequel son jeune frère se complaisait et dont le scénario se nourrissait. Cette difficulté à gérer ce point de bascule trahit un excès d’écriture qui ne donne pas à ce Moi et toi toute l’ampleur espérée, donnant le sentiment regrettable que cette expérience transgressive n’était que le prétexte d’un retour à la normalité.