S’il est plutôt sobre dans la tendance moderne du wuxia pian (grossièrement traduit : « film de sabre »), Les Seigneurs de la guerre porte comme ses congénères les stigmates d’une standardisation sèche, qui n’est pas sans rappeler ce qu’on peut parfois pointer avec regret dans… le cinéma hollywoodien.
Motivé par le succès planétaire du métissé Tigre et dragon (2000), le cinéma grand public d’une Chine économiquement conquérante a repris à son compte le genre du wuxia pian inspiré de sa culture, mais qui avait surtout contribué à la réputation du cinéma du Hong Kong d’avant le retour au sein de la « mère patrie ». Mais si cette offensive cinématographique ravit les amateurs de grand spectacle exotique (ça, c’est pour l’Occident), de combats chorégraphiés par câbles entre d’élégants acteurs et du parfum suranné de la noblesse des sentiments, le bilan en termes d’intérêt est pour l’heure mitigé, ces films s’avérant moins des œuvres que des preuves un peu désincarnées du savoir-faire d’une industrie plus motivée par la conquête du marché que par la création. Entre les productions artisanales et parfois novatrices des productions de feu la mythique compagnie hongkongaise Shaw Brothers, et les belles coquilles vides dopées à la 3D, aux câbles, au clinquant et à l’idéologie discutable signées Zhang Yimou (Hero, La Cité interdite) ou Chen Kaige (Wu Ji), il y a un fossé que creusent non seulement les moyens techniques et financiers mis en œuvre, mais aussi l’investissement artistique palpable à l’écran, les deux aspects n’étant pas tellement distincts l’un de l’autre. L’afflux de financements — sans parler du soutien intéressé du gouvernement chinois — et de technologie numérique, et dans certains cas leur usage intensif dans une recherche poussée de grandiloquence visuelle où chaque mouvement est un ballet et chaque couleur source d’éblouissement, ne manquent pas d’étouffer, par le renoncement à un véritable investissement artistique qu’ils encouragent, l’énergie et la promesse de propositions artistiques autrefois associées au genre. Soit les produits, d’une part de la nécessité de surmonter des moyens limités, d’une part de la mise en branle réelle, et non alourdie par la technique, des corps humains amenés à des performances physiques source d’enjeux esthétiques. Ce cinéma-là qu’il faut désormais qualifier d’ « à la ancienne », il n’y a guère aujourd’hui qu’un Tsui Hark pour le faire perdurer.
Nous n’avons pas vu Blood Brothers, ce film réalisé en 1973 par un réalisateur phare du genre, Chang Cheh (auteur notamment de La Rage du tigre, il fut le mentor du jeune John Woo), et dont Les Seigneurs de la guerre est le remake. Mais au vu de celui-ci, gageons qu’il est séparé de son original par le même triste fossé entre ancienne et nouvelle industrie du divertissement chinois. L’auteur du remake n’est cependant pas un fonctionnaire de l’esthétisme écrasant et dépassionné façon Zhang Yimou : c’est Peter Chan, réalisateur-producteur coté (3 — Histoires de l’au-delà, Perhaps Love) mais totalement impersonnel. On y gagne un peu au change : son nouveau film est loin d’être aussi prétentieux sur la forme qu’un Hero, moins empressé d’incarner une nouvelle esthétique de cinéma d’action qui séduirait les publics d’Occident et d’Orient. L’objectif de Chan se limite clairement à assurer un grand spectacle fédérateur sans semblant d’innovation d’aucune sorte : seulement apporter le lot attendu de stars charismatiques, de scènes de batailles homériques (chorégraphiées par Ching Siu-tung, virtuose sans les prouesses aériennes d’un Yuen Woo-ping), de romance contrariée, de nobles sentiments trahis.
Les seigneurs du box-office
Mais la relative neutralité formelle du film (dont même les quelques manifestations de grandiloquence copient les maniérismes standardisés dans le cinéma hollywoodien, tel le montage des scènes de bataille) reste un pis-aller : plus regardable et moins clinquant que ses prédécesseurs, Les Seigneurs de la guerre n’en montre pas moins, par son manque d’implication d’un vrai regard de cinéaste qui se substituerait à celui du producteur, les limites de ses enjeux. De l’intrigue à demi historique (trois hommes de tempéraments différents deviennent frères de sang et livrent bataille sur bataille : l’histoire s’achève sur un assassinat politique), Chan et sa cohorte de scénaristes — huit crédités ! — ne tirent que les enjeux dramatiques les plus conventionnels. Avec un plan-plan narratif digne de George Lucas, on déroule mécaniquement la piste archi-rebattue de l’amitié mise à l’épreuve de la gloire et du pouvoir qui corrompent. Les trois acteurs principaux, si charismatiques qu’ils soient, ont bien du mal à donner vie à leurs personnages archétypaux dessinés à gros traits et dont on ne voit que trop bien à quel point leurs caractéristiques basiques (il y a le militaire ambitieux, le bandit d’honneur et le jeune idéaliste) servent principalement à animer une mécanique scénaristique sans pour autant pouvoir donner chair au film. Quant à la romance obligatoire, on la remarque à peine et pourtant elle fait tache, faute d’un personnage féminin à qui on permette d’exister : tellement sous-écrit qu’il en est fantomatique, la mise en scène impersonnelle n’en fait qu’un vague incident sur la route des héros, incident que seul le scénario s’obstine à poser comme fondamental, ce qui destine la femme à finir en denrée à sacrifier froidement sur l’autel de la thématique désincarnée de l’amitié trahie.
Si on devait trouver un vrai motif d’intérêt dans le film de Chan, il s’appellerait Jet Li : pour le plaisir de le revoir enfin hors du carcan pénible dans lequel on le voyait encore récemment se débattre au sein de l’industrie hollywoodienne, et pour la curiosité de voir sa carrière se charger de plus en plus de rôles dramatiques sombres où il économise ses prouesses d’arts martiaux. Pour le reste, Les Seigneurs de la guerre, qui a fait un carton dans les box-offices asiatiques, est calibré pour apporter au wuxia pian de nouveaux aficionados, mais ni la vivacité ni l’esprit novateur qui le sous-tendaient naguère. De quoi attendre avec autant d’impatience que d’anxiété la sortie des Trois Royaumes, la récente offrande au genre par un certain John Woo de retour en Orient, dont on ose croire qu’il saura y apporter son propre souffle de vie cinématographique.