Les Yeux bandés est le premier long-métrage de Thomas Lilti, jeune réalisateur de 31 ans. Si ce dernier s’inscrit dans l’âpreté et la noirceur auxquelles il prétend, les nombreux artifices, notamment dans la réalisation ou le jeu des acteurs, pour y parvenir sont bien trop visibles. Ceci nuit considérablement à cette tentative de polar français lorgnant du côté des États-Unis et de James Gray.
Thomas Lilti met en présence deux frères, non biologiques, « de hasard » : Théo (Jonathan Zaccaï) et Martin (Guillaume Depardieu). À l’heure de la trentaine bien tassée, le lien fraternel profond d’une jeunesse délinquante s’est distendu depuis longtemps. Théo a quitté le nord de la France (on pourrait dire aussi qu’il « s’en est sorti »), dans la région lyonnaise il est devenu routier et attend de Louise un enfant. Martin ne l’a peut-être pas choisi, mais il est resté et se trouve maintenant accusé de multiples viols. Ce dernier est arrêté pour son dernier méfait. La nouvelle parvient à Théo, bouleversé par cette terrible révélation. C’est l’occasion pour lui d’un retour vers le lieu d’origine, le passé, sur et vers soi. Troublant et douloureux forcément puisqu’on y recroise les figures du passé : un ancien amour (elle est devenue policière), un entraîneur de boxe dont on comprend qu’il fut un père de substitution, une mère adoptive, un ami qui s’avère aussi être le père de la dernière victime du coupable présumé. On y rencontre aussi l’hostilité populaire, il ne fait pas bon être, même par procuration, du côté du coupable, maintenu hors champ jusqu’au tiers du film.
S’engage alors un récit au présent saupoudré de flash-backs qui ont le mérite d’informer sur la nature du lien passé entre les deux frangins. Persuadé de l’innocence de Martin, ou bien aveugle face à son évidente culpabilité, Théo est peut-être en réalité davantage travaillé par la sienne, celle de celui qui est parti, qui s’est extrait du marigot. Il porte ainsi une sorte de faute qui le rend redevable auprès de son frère. Qu’a-t-il à se reprocher ? C’est à chercher dans le passé qui ressurgit des lieux. Et la réponse est rien, si ce n’est une histoire de clairvoyance. Théo a toujours reculé face à l’irréparable, il l’a même fui géographiquement. Martin quant à lui semble parcourir la vie en aveugle, sans repère. Le flash-back où Théo fait traverser l’autoroute les yeux bandés à son frère est en quelque sorte le fondement de cette culpabilité.
Thomas Lilti fait beaucoup pour donner une tonalité noire et crasseuse à son film. Il lorgne largement du côté du cinéma américain, on devine un penchant pour James Gray et ses tragiques histoires de fratrie, on peut aussi penser au Clint Eastwood de Mystic River. Le choix des paysages industriels et des murs de briques du nord de la France est tout sauf innocent, on le sent, l’envie était grande de filmer ces perspectives, impression renforcée par le choix de tourner en format large (2,35), de manière à plonger, voire perdre, les personnages dans cet environnement. Le personnage principal, Théo, est barbu et routier, porte le marcel et boit de la bière, dans un style aussi typé que viril. Dans la violence contenue pour le premier, dans le registre de la rudesse et de la colère dégagé spontanément pour le second, Jonathan Zaccaï et Guillaume Depardieu se laissent parfois entraîner sur le terrain de la grandiloquence. La construction de cet univers « glauque » est encore soulignée par les nappes musicales post-rock. Bref, on reconnaît bien là toutes les bonnes intentions d’un cinéma français de genre qui vise au métissage, mais aussi toutes ses limites, puisque Les Yeux bandés ne parvient pas à s’élever au niveau de densité visuelle et dramatique auquel il prétend.