L’homme qui voulait savoir fait rétrospectivement figure de consécration maudite pour l’auteur néerlandais George Sluizer. Si son succès international a en effet offert au cinéaste son passeport pour Hollywood, à la suite de son contemporain Paul Verhoeven, le rêve américain du cinéaste s’est interrompu aussi sec suite à l’échec d’un autoremake inutile du même film (La Disparue, en 1993), puis à la mort prématurée de River Phoenix sur le tournage de son projet suivant, Dark Blood, resté inachevé jusqu’en 2012.
Le film est l’adaptation d’une nouvelle du journaliste Tim Krabbé, L’Œuf d’or, préachetée par Sluizer avant même sa publication. Il en conserve les personnages et l’intrigue, mais s’en éloigne cependant par une structure narrative plus alambiquée, qui a certainement contribué à son retentissement. L’Homme qui voulait savoir tourne autour de la disparition mystérieuse d’une touriste néerlandaise, Saskia (Johanna ter Steege), dans une station-service du Sud de la France. Trois ans après sa disparition, son compagnon Rex (Gene Bervoets), toujours à la recherche de la disparue, est contacté par son assassin, Raymond Lemorne (Bernard-Pierre Donnadieu). Il lui propose de lui révéler ce qu’il est advenu de Saskia, s’il accepte de connaître le même sort.
Sluizer prend le spectateur au même piège que son héros malchanceux. Après une première partie centrée sur le couple, où le kidnapping de Saskia est astucieusement laissé hors champ à la manière de L’Avventura, le film embraie en marche arrière : il met bien en scène la préparation du tueur, mais s’interrompt de nouveau avant le crime. Le flashforward qui entremêle les trajectoires de Rex et de Raymond, au cœur de la deuxième moitié du film, orchestre le dévoilement des images manquantes au rythme du patient récit de l’assassin, ménageant jusqu’à son terme la macabre révélation attendue par le héros. Raymond occupe au fond, depuis l’intérieur du film même, la place d’un metteur en scène, en exerçant un contrôle aussi absolu sur l’image et le son du film que sur les membres de sa famille. Il apparaît ainsi déjà, le temps de quelques apparitions aussi brèves qu’inopinées, dans la partie centrée sur Rex et Saskia, comme s’il cherchait à tirer la couverture à lui. Par la suite, il est à l’origine des flashbacks, dont certains nous ramènent bien avant les événements du film, et ce jusqu’à son enfance. Le récit des étapes ayant mené à l’enlèvement de Saskia nous est enfin exposé sous une forme curieusement méthodique et pragmatique, fidèle à la sociopathie revendiquée par le personnage.
Tout voir, rien savoir
Paradoxalement, L’homme qui voulait savoir ne cesse de mettre en scène de manière prophétique ce qu’il s’efforce de cacher. Mais voir ne signifie pas nécessairement savoir. En témoigne cette séquence où Rex, à la station-service, prend distraitement une photographie en Polaroid, sans s’apercevoir de la présence de Saskia et de son ravisseur au loin. Par la suite, il côtoie Raymond à plusieurs reprises, sans jamais parvenir à l’identifier. Tel un héros d’Argento, Rex voit tout et rien à la fois. De la même manière, tout nous est dit et montré dans l’ouverture où le couple se retrouve en panne en plein milieu d’un tunnel plongé dans l’obscurité. L’incident suscite l’angoisse irrationnelle de Saskia, qui ne supporte pas que Rex la laisse seule dans le noir. Elle vient tout juste de lui raconter un cauchemar récurrent où elle est enfermée dans un mystérieux œuf d’or voguant sans fin à travers l’espace. La même vision gagnera plus tard Rex avant qu’il ne disparaisse à son tour, mais les présages rêvés (l’œuf d’or) ou vécus (l’enfermement dans le tunnel) ne seront élucidés que trop tard par les protagonistes comme par les spectateurs, au moment du dénouement fatal.
L’Homme qui voulait savoir est à n’en point douter un film de scénario, mais il vaut un peu plus que ce que suggère cette étiquette. Le caractère prophétique et quasi-fantastique de cette séquence du tunnel est prolongé ensuite par la mise en scène de Sluizer, qui fait sourdre jusqu’au dénouement une angoisse de plus en plus intense. Cela ne tient parfois pas à grand-chose : le sourire de connivence de la fille de Raymond, qui encourage son père à tromper sa propre mère, ou celui d’une passante accostée dans la rue (Raphaëline Goupilleau et sa mémorable voix de crécelle), qui lui indique où rencontrer des femmes en tout anonymat. Mais le plus souvent, Sluizer ne ménage pas ses effets : en témoignent le reflet démesuré de Saskia dans les lunettes de Raymond alors qu’elle se trouve pourtant à distance ; son nom qui s’affiche en série sur l’écran du minitel de Rex, figurant son obsession maladive pour la disparue ; la manière dont des pièces de monnaie, des phares de voiture ou des encarts photographiques rappellent encore et encore la forme ovale des œufs d’or imaginés en songe par l’héroïne ; et une bande originale insistante qui assaisonne l’ensemble du film d’un jus synthétique très eighties. Ce mélange de réalisme et de volontarisme symbolique contribue à l’étrangeté entêtante de L’Homme qui voulait savoir, curieux périple orphéen où l’inconsolable époux préfère rejoindre son Eurydice dans le tombeau plutôt que d’en faire le deuil.