Écrire sur un film aussi important que L’Avventura, c’est s’exposer à un double piège : d’abord celui de l’éloge inconditionnel, qui laisserait sagement le film sur le piédestal que la postérité a construit pour lui. Ensuite (c’est le corollaire redoutable du premier point), celui du recensement thématique, qui, à défaut d’éloges, se contenterait de rendre compte du film à travers un ensemble de « thèmes » : désenchantement, vide existentiel, crise de la communication… Autant de tartes à la crème qui ont appauvri l’œuvre d’Antonioni et simplifié son geste esthétique, lequel s’est véritablement affirmé avec L’Avventura, trois ans après l’échec du Cri en 1957. Reconsidérer ce geste, soixante ans après une réception houleuse au festival de Cannes, n’est pas chose simple. Si l’on veut bien admettre, avec l’historien du cinéma italien Federico Vitella, que L’Avventura est « un film d’une extraordinaire importance historique et critique, dont l’influence sur le cinéma en général, et sur toute la culture européenne de l’après-guerre, ne saurait être sous-estimée », on voudrait aussi que cette influence, au lieu d’être décrétée, soit mesurée, évaluée, quantifiée. Que reste-t-il de L’Avventura dans le cinéma de 2020 ? Qu’est-ce que cette œuvre majeure du cinéma moderne nous a légué ? Où se reconnaît son influence et sous quelles formes ?
Héritages, filiations
Le legs pourrait se caractériser de deux façons. D’un côté, une lignée de disciples appliqués, sérieux, austères, développant l’œuvre du maître dans ce qu’elle a de plus froid, de plus analytique, de plus antipathique. Cette lignée, qui va de Michael Haneke à Carlos Reygadas en passant par Lars Von Trier, veut porter à son terme ultime l’interrogation antonionienne sur l’absence de transcendance (et donc de sens). Elle a fait du thème de « l’incommunicabilité » (grande tarte à la crème critique) un puissant leitmotiv de festival. Melancholia, par exemple, est un film typiquement antonionien dans son discours moralisateur : c’est un peu comme si les bourgeois vides de L’Avventura s’étaient donnés rendez-vous au mariage d’une de leurs petites nièces pour consommer, dans une grande fête lugubre, le spectacle de la fin du monde. Tout ce que Pauline Kael écrivait d’Antonioni au début des années 1960 – et la gêne qu’elle éprouvait, notamment, devant son glamour de la désolation, pourrait s’appliquer à Melancholia : c’est la part la plus visible et la moins intéressante de l’œuvre d’Antonioni.
D’un autre côté se trace une ligne moins scrupuleuse dans son rapport à l’œuvre, plus sensible à ses effets de style qu’à ses « thèmes ». Sur ce versant, le film le plus intéressant est sans doute Sils Maria d’Olivier Assayas. De L’Avventura, Assayas a retenu l’essentiel : il rejoue le « coup » sur lequel le film a construit sa réputation, à savoir la disparition brutale d’un personnage – Anna – à la vingt-septième minute, mais il le rejoue en le différant (la disparition de Kristen Stewart survient beaucoup plus tardivement) et surtout en poussant à l’extrême la logique de dédramatisation qui a tant frappé, en 1960, les tenants du cinéma classique. Ce par quoi Assayas obtient une sorte d’Avventura des années 2010, soit une histoire de disparition dédramatisée dans un milieu d’artistes bourgeois, à la fois conscients de leur vacuité et connectés – modernité oblige – aux écrans.
Cette rencontre avec les signes de la modernité, dans L’Avventura, reste encore relativement discrète : la représentation du monde moderne n’a pas encore trouvé l’ampleur qu’elle atteindra dans les séances de Bourse de L’Éclipse, ou dans les déambulations mélancoliques du photographe de Blow Up. Le film crée plutôt le lieu – inconfortable, angoissant – d’une confrontation entre le moderne (une société de loisirs symbolisée par le yacht conduisant Anna et ses amis bourgeois sur l’île de Lisca Bianca) et l’ancien, voire l’archaïque (le paysage volcanique de l’île a servi de décor à Stromboli de Rossellini). De l’un à l’autre s’opère un flottement mélancolique typique du cinéma moderne, que l’on retrouvera sous une autre forme dans Le Mépris ou, un peu plus tard, dans Dillinger est mort de Ferreri. C’est dans cet interstice temporel autant que spatial (l’île est remplie de trous, de fissures, d’anfractuosités) qu’Anna a disparu. Son absence représente moins un mystère sur lequel les autres personnages vont enquêter (les recherches de Sandro et Claudia n’aboutissent à rien) qu’un corps que le cinéma d’Antonioni enlève, subtilise, jette dans un trou narratif pour édicter solennellement sa conception de la modernité cinématographique.
De celle-ci, on retient surtout des compositions graphiques, des géométries, des paysages où l’homme est comme de trop. Impossible de dire par exemple à quoi ressemble l’île de Lisca Bianca : rendre lisible son espace n’est pas le souci d’Antonioni, qui en fait plutôt un piège absurde, qu’il tend à ses héros bourgeois. Cette façon de surplomber la narration se retrouve aujourd’hui chez Michael Haneke, qui est passé maître dans l’art de manipuler le spectateur – auquel il prête, comme Antonioni, un mode de vie bourgeois et une moralité toute relative. Toute la théorie du cinéma d’Haneke est déjà contenue dans L’Avventura. Que se passe-t-il en effet une fois qu’Anna a disparu ? Sandro (Gabriele Ferzetti), son futur mari, la cherche en compagnie de Claudia (Monica Vitti), le couple parcourt une Italie fantomatique, presque abstraite dans ses décors (les villes traversées ressemblent à des tableaux de Chirico) et noue une relation passionnelle, qui « efface » peu à peu Anna. Chercher Anna devient rapidement une tâche dépourvue de sens, dont l’absurdité même est censée dire quelque chose de la condition de l’homme moderne, de sa pauvreté morale, de son désenchantement. À ce titre, L’Avventura préfigure les films des Nouvelles Vagues venues d’Europe de l’Est (l’humour en moins), tout en se rattachant au Théâtre de l’Absurde, qui vient d’apparaître sur les scènes des théâtres français, quelques années plus tôt.
Une femme disparaît, et alors ?
Nourri de cette culture littéraire, fort aussi de son expérience du théâtre dans les années 1950, Antonioni a écrit son film contre la logique du récit policier classique qui disait : une femme disparaît, partons à sa recherche. Il formule plutôt le problème en ces termes : une femme disparaît, et alors ? Ce « et alors », qui frappe d’absurdité toute forme de dramaturgie (à commencer par celle de l’enquête), ouvre le film au vide et réduit les personnages à l’état de pantins esseulés, inconséquents. Le choix – fréquent chez Antonioni – du plan d’ensemble ou de demi-ensemble traduit graphiquement cette vision du monde : ses personnages ne font que déambuler, jour et nuit n’ont plus de différence pour eux. À propos de La Notte, le grand film déambulatoire qui vient juste après L’Avventura, Pauline Kael avait ces mots très justes : « L’aube d’Antonioni n’est pas l’aube des gens qui sortent d’une nuit blanche ; c’est la fin de la nuit précédente, c’est la lumière blafarde dans laquelle vous vous voyez et savez qu’il n’y a pas un nouveau jour qui se lève – juste un somnambulisme qui n’en finit pas, et un dégoût de soi-même. »
En cela, L’Avventura a marqué dans le cinéma italien un moment de rupture : Antonioni abandonne le discours humaniste de ses grands prédécesseurs (Rossellini, De Sica) pour se rapprocher de Beckett et de Pinter. Bien que ce discours commence à dater aujourd’hui, il était, au moment de L’Avventura, très contemporain, et le geste esthétique qui l’accompagne ne fera que se radicaliser dans les films qui suivront. L’absence d’empathie d’Antonioni pour ce qu’il filme deviendra criante à partir de Blow up ; dans les années 1970, son style va privilégier les compositions abstraites (dans Profession Reporter par exemple). Dans un beau texte d’hommage écrit en 1980, Roland Barthes le comparait à Matisse, et désignait, pour parler de son ami cinéaste, ce moment où l’artiste, peignant un olivier, voit les vides plutôt que les branches. De cette vision abstraite du monde découleront quelques grandes scènes du cinéma moderne : celles de l’île dans L’Avventura en font partie, tout comme celle du parc dans Blow up. Mais au-delà de cette poignée de scènes, il y a aussi tout l’espace des films à habiter, à animer, à faire vivre, ce en quoi Antonioni s’est toujours montré moins magistral, voire assez limité. Comme l’écrivait encore Roland Barthes, « votre art est […] un art de l’Interstice ». « De cette proposition – ajoutait-il – L’Avventura serait la démonstration éclatante. »