Troisième long métrage réalisé en France par le cinéaste japonais Nobuhiro Suwa, Le lion est mort ce soir suit un Jean-Pierre Léaud qui, par l’intermédiaire d’un groupe d’enfants apprentis-cinéastes, va tenter de se confronter aux fantômes de son passé. On craint au début que le film ne se complaise dans une sorte d’ode quasi funèbre au monument qu’est Jean-Pierre Léaud, d’autant plus mis en valeur et embaumé comme personnification d’enfant de la Nouvelle Vague que les seuls véritables personnages qui l’entourent durant le film sont eux-mêmes des enfants. Mais il n’en sera rien. Toutefois, difficile aujourd’hui de voir en lui uniquement un simple acteur à qui on fait endosser un rôle, tant le mythe qui l’entoure et sa place au sein de l’histoire du cinéma semblent accompagner chacun de ses pas. Mais le film n’essaie finalement pas de séparer l’homme de l’artiste. Tout d’abord parce que Léaud y interprète un comédien de cinéma, mais aussi parce qu’à travers sa forme même et ses choix de mise en scène, le cinéaste japonais ne cherche pas à enserrer, à cadrer ou à inscrire l’acteur au sein d’une structure narrative trop tranchée.
Léaud, seul avec ses fantômes
La singularité de cet acteur, de son jeu, fait qu’il occupe dans l’histoire du cinéma une place à ce point unique qu’il n’a jamais fait partie des professionnels de la profession. Plus qu’un simple comédien à qui on fait porter un masque, Léaud apparaît comme un phénomène purement cinématographique, un créateur de formes, que des réalisateurs divers ont tenté d’inclure au sein de leurs films. En cela, on peut parler d’une solitude de Léaud au sein du cinéma, et peut-être au sein du monde en général. Cette solitude, subie ou entretenue, semble apparaître dès la première scène du film, durant laquelle le tournage auquel son personnage participe est interrompu pour une durée indéterminée. Il est intéressant de voir que cette première scène tourne quasi exclusivement autour de son visage, et ce non pour le magnifier et en faire une sorte de masque mortuaire qui surplomberait et reléguerait dans l’ombre son entourage, mais comme pour l’isoler des autres personnages présents. Les mots qu’échange Léaud avec le réalisateur et le reste de l’équipe laissent entrevoir une forme de distance polie, une incapacité à s’accorder, à penser dans le même sens.
En attendant de reprendre le tournage, Léaud se retrouve seul. Il profite alors du temps qui lui est imparti dans cette région du sud de la France pour revoir une femme qu’il a aimée et qui est dorénavant grand-mère. Mais cette prise de contact n’ayant été que succincte et peu fructueuse, son personnage retourne à sa solitude, à mi-chemin entre le monde des vivants et celui des morts, et décide de s’installer clandestinement dans la maison abandonnée qu’habitait jadis son grand amour défunt, décédé dans la fleur de l’âge, quarante ans auparavant. Dans cet espace temporel qui constitue un royaume dont il est le seul sujet, le fantôme de cette femme ne tarde pas à lui apparaître. Entre alors en scène un groupe d’enfants qui, armé d’une petite caméra numérique, surprend ce vieil homme mystérieux penché sur la tombe d’une dame. Cherchant à filmer une petite histoire, les enfants s’inspirent de cette scène afin d’élaborer un récit dans lequel le fantôme d’une femme morte apparaîtrait à l’homme qui l’a aimée jadis… Et pour aller au bout de leur logique, les enfants demandent à ce vieil homme s’il souhaiterait interpréter son propre rôle dans l’histoire, ce qu’il accepte.
L’enfance de l’art
Le film peut déconcerter par sa forme. Toujours un peu à l’écart, le cinéaste observe les éléments qu’il a réunis au sein du cadre, sans chercher forcément à les unir de force dans un tout homogène, ou à imposer via sa caméra et le montage un rythme et un ordre trop définis. D’où le sentiment que certaines scènes sont légèrement à côté, flottent, que l’on joue faux ou que les acteurs n’évoluent pas dans le même registre. Mais cette homogénéité existe pourtant. Elle ne passe pas par le récit ou les acteurs, mais par la lumière, la douceur du regard, par ce soleil méridional qui se pose sur les visages et les paysages. À l’instar des enfants qu’il filme, Suwa semble se plaire lui aussi dans une forme de posture de filmeur amateur, de quelqu’un qui aime à poser sa caméra face à ce que le monde offre à son regard.
Cette enfance de l’art trouve aussi son incarnation dans le récit même, puisque le scénario qu’esquisse le cinéaste se révèle être identique à celui qu’élaborent les enfants. Dans les deux cas apparaît la question du rapport à la mort via le fantastique et le surnaturel, via la parabole du conte. Si l’idée selon laquelle les défunts réapparaissent dans notre monde sous forme de fantômes est commune à maintes cultures, il serait stupide de ne pas accorder d’intérêt à de telles croyances en raison du fait qu’elles proviennent d’imaginaires enfantins ou primitifs. Le fait est que le personnage qu’interprète Léaud se fond dans ces histoires enfantines pour mieux renouer avec lui-même et tenter d’exorciser la perte de la femme aimée. La structure même du scénario qu’élaborent les apprentis-cinéastes dessine une forme de chemin initiatique au bout duquel lui sera accordé un semblant de paix intérieure. Et si naïveté il y a, elle repose finalement sur le trouble intemporel et universel que chacun éprouve vis-à-vis de sa propre mort et de celle des êtres chers. Le conte, le fantastique ou la légende sont la porte d’entrée à travers laquelle l’humanité a depuis la nuit des temps cherché à matérialiser ces interrogations et à incarner ces mystères.