Pour son premier film en tant que réalisatrice, l’actrice Sara Forestier semble avoir voulu s’inscrire dans le sillage d’Abdellatif Kechiche, son mentor qui l’avait révélée auprès du grand public avec L’Esquive en 2003. M revendique cet héritage du cinéma-vérité où le parti-pris naturaliste est amplifié par une volonté (pour ne pas dire complaisance) de montrer les aspects les moins reluisants de notre monde : toute en lumières blafardes et décors décrépis, la mise en scène confronte deux personnages à un environnement vaguement hostile qui ne leur donne jamais la possibilité de trouver cette estime d’eux-mêmes dont ils ont pourtant tant besoin pour avancer. Ces deux personnages, ce sont Lila et Mo. La première est une lycéenne qui se prépare à passer le bac français (passons sur le fait qu’elle est interprétée par la réalisatrice elle-même, déjà trentenaire) et doit surmonter pour cela un handicap qui fait d’elle la risée de ses camarades et le bouc-émissaire de son père : elle est bègue, panique dès qu’elle doit prendre la parole en public ou devant un inconnu, alors qu’elle obtient par ailleurs des notes brillantes. Le second est un baroudeur trentenaire qui traîne avec la racaille du coin et se risque à des concours de dérapages en voiture pour mieux taire sa mélancolie. Mais derrière son air assuré, le jeune homme a lui aussi un complexe qui l’empêche aussi d’avoir une relation apaisée au monde : il ne sait ni lire, ni écrire. Lorsque ces deux-là se rencontrent par hasard à un arrêt d’autobus, le défi qui se pose à eux du fait de leurs limites respectives (elle ne peut s’exprimer que par écrit, ce qui le renvoie lui à son illettrisme) vient paradoxalement cimenter leur relation. Ensemble, ils vont devoir surmonter une somme de tabous et leur propre honte pour espérer construire quelque chose de durable ensemble.
Jeux d’acteurs
On devine facilement ce qui a pu attirer Sara Forestier dans ce double portrait de deux individus à la marge qui ne visent qu’à passer de chenille à papillon pour peu que quelqu’un leur offre cette chance. Le complexe – le bégaiement pour elle, l’illettrisme pour lui – n’est pas pour autant abordé par un biais psychologique (tout au plus émettra-t-on l’hypothèse qu’elle en souffre depuis la mort de sa mère) ou bien social (on ne sait pas pas comment Mo a pu arriver jusque là sans être même capable de lire la moindre lettre – d’où le titre) : il donne surtout l’impression d’être exploité pour son seul potentiel dramatique et sa capacité à provoquer l’empathie chez le spectateur. Compte tenu du nombre de monteurs qui ont travaillé pour aboutir au résultat final, on peut se demander si le sujet ne s’est pas imposé par défaut au dérushage pour permettre à la réalisatrice de tenir une ligne claire vers un objectif identifié : celui de la réconciliation (de l’image de soi puis dans la relation à l’autre) et donc de l’apaisement. C’est un beau terreau que la réalisatrice offre à elle-même et à son acolyte en termes de performances : elle est dans le rôle de composition qui lui va un peu trop à ravir (dans la lignée de ce qu’elle réalisait dans Suzanne et La Tête haute), ce qui lui permet de rappeler qu’elle a toujours une excellente technique de jeu à la limite du cabotinage (le regard fuyant lorsque la scène l’exige, la bouche qui se déforme sous l’angoisse au moment opportun), quitte à donner l’impression d’avoir mis le film au service d’elle-même ; Redouanne Harjane, quant à lui connu pour ses performances de stand-up, est dans le contre-emploi rêvé, jouant avec une certaine subtilité des obstacles qui se mettent en travers de son chemin pour mieux matérialiser son mal-être. Dans cette continuité, on aurait bien aimé que Sara Forestier fasse preuve de la même générosité à l’égard de Jean-Pierre Léaud qui hérite ici d’un rôle de père fouettard caricatural.
De la matière
Là où le film devient plus intéressant, c’est quand il tente d’envisager un rapport plus frontal au corps et à la matière : l’angoisse qui se traduit par une culotte souillée, une dent brutalement arrachée pour obliger la petite sœur trop intrusive à taire le secret qu’elle vient de découvrir. C’est même autour de ce personnage que la réalisatrice parvient à faire exister la perversité qui peut parcourir le film par endroits (elle adopte un comportement étrangement lascif pour son âge à l’égard de Mo, se rend complice de son illettrisme en improvisant des cours d’alphabétisation). Malheureusement, ces pistes sont assez rapidement neutralisées par un récit qui en revient toujours à sa trame principale et n’emprunte finalement jamais les possibles chemins de traverse qui s’offrent à lui. On en vient alors à se demander ce que le régime d’images voulu par Sara Forestier cherche à produire, si ce n’est de traquer la frontalité pour indisposer et choquer tout en s’inscrivant dans un environnement qui veut faire ostensiblement « peuple », encore une fois à la manière d’un Abdellatif Kechiche qui ne recule jamais devant le manichéisme social. Trop cousu de fil blanc dans sa progression narrative, peu aventureux en termes de mise en scène, le film finit même par se convertir aux conventions les plus attendues (en l’occurrence un happy end complètement à côté de la plaque) qu’il prétendait pourtant conspuer dans sa première partie en adoptant une posture volontairement disgracieuse : c’est peu dire si M s’effondre rapidement comme un soufflé, se délestant de l’ambiguïté et de l’esprit de fatalité qui pouvaient potentiellement l’irriguer. En somme, beaucoup de bruit pour rien.