Second long-métrage d’Abdellatif Kechiche, L’Esquive a joué les trouble-fêtes lors de la dernière cérémonie des César en remportant trois des plus prestigieuses récompenses. Fort de cette consécration inattendue qui a laissé sur la touche les plus gros succès du box-office, le film bénéficie cette semaine d’une ressortie nationale.
Contrairement à La Haine, dont le désenchantement notable a fait grand bruit, les adolescents de L’Esquive gardent une certaine part d’innocence, encore peu conscients des difficultés que le monde adulte leurs réserve. Ici, nulle revendication explicite : la cité n’est pas encore un enjeu en soi, elle est une toile de fond, inhérente au quotidien de chacun de ces personnages qui l’acceptent comme telle. L’emploi d’un vocabulaire assez détonant et l’impression d’agressivité qui en résulte pour les autres exposent très justement les codes d’une communauté trop souvent réduite au cliché de la violence et du racket.
Lydia (Sara Forestier, César du meilleur espoir féminin) et Fryda (Sabrina Ouazani), deux jeunes lycéennes de 15 ans, s’investissent dans l’interprétation d’une pièce de Marivaux, Le Jeu de l’amour et du hasard, qu’elles ambitionnent de présenter à la fin de l’année. Krimo (Osman Elkharraz), dont la timidité tend presque au mutisme, espère pouvoir approcher Lydia, puis la séduire, en endossant le rôle d’Arlequin.
Mais contrairement à ses deux partenaires qui y voient l’opportunité d’être entendues tout en s’amusant, Krimo est détaché, dépassé par l’enjeu d’un texte qu’il ne comprend pas et qui n’est pourtant rien d’autre que l’enjeu de sa propre vie. Car autour de lui, c’est une ébauche de malentendus, rumeurs et non-dits qui conduisent l’ex-petite amie encore amoureuse à menacer la jeune fille convoitée, elle-même supportée par des amies sur-investies. Ces quiproquos donnent à la dimension sociale du film une légèreté grâce à laquelle les personnages vont paradoxalement dévoiler une sensibilité grave, exister autrement.
Le réalisateur soutient intelligemment et avec un didactisme incroyable l’idée selon laquelle la banlieue peut être autre chose qu’un cliché constamment rabattu par les médias. Le cadre de vie n’y est soudainement plus synonyme de fatalité. Et pourtant, lorsqu’une bande de policiers intervient, soupçonnant le groupe d’adolescents d’un quelconque trafic, leur dignité, subtil mélange d’espoir et de volonté, se retrouve sérieusement menacée. Tutoiement abusif, agressivité physique totalement injustifiée, racisme ordinaire d’une bande de dégénérés, les préjugés s’en retrouvent sérieusement contrariés car sous prétexte de ne pas avoir la bonne couleur de peau ou de ne pas pouvoir vivre ailleurs, ces jeunes sont les réelles victimes d’un racket moral.
Le film n’invite pourtant à aucun misérabilisme appuyé car, même si la scène d’arrestation est développée, la suite de cette entrevue musclée reste évacuée, « esquivée » car Kechiche, s’il dénonce les applications abusives de la loi, ne souhaite pas polémiquer pour polémiquer. Au contraire, l’espoir demeure lors de l’étape suivante car on n’y voit rien d’autre que l’aboutissement souhaité de la démarche de ces quelques élèves volontaires et déterminés. Cette expérience les aura fondamentalement affectés et modifiés en les exposant directement à l’intolérable. Une nouvelle maturité, celle d’une prise de conscience douloureuse vis-à-vis d’une société réticente à les accepter comme tels, se lit sur les visages de ces nouveaux comédiens en plein exercice théâtral. Une bouleversante osmose emplit alors les dernières scènes de ce film d’une troublante sincérité dont on n’a manifestement pas fini d’entendre parler.