Suzanne… C’est l’inoubliable personnage rebelle et colérique, interprété par Sandrine Bonnaire dans À nos amours. Trente ans plus tard, c’est l’héroïne tourmentée de Katell Quillévéré. Un même prénom pour deux jeunes femmes en pleine rupture familiale et sociale. Mais la comparaison s’arrête là…
Tracer sa route
À l’origine du film, on trouve une idée pas inintéressante : celle de créer le biopic d’une inconnue, de suivre les aléas de la vie d’un être ordinaire. Partant de là, Katell Quillévéré cherche à intégrer la notion de hasard dans le destin de sa Suzanne, que l’on suit pendant plus de vingt ans sur un mode elliptique. Sans projet, sans rêve, sans frustration non plus, Suzanne vit comme ça vient. Elle garde l’enfant d’un copain qu’on ne verra jamais juste parce qu’elle « en a envie », elle travaille un peu parce qu’il le faut bien, aime son père sans le montrer, adore sa sœur quand ça l’arrange. La plupart du temps, Suzanne vit au jour le jour sans exprimer d’émotion particulière, jusqu’au moment où elle rencontre Julien. Le mystérieux jeune homme, mauvais garçon surfait, danger couru d’avance, devient une obsession. Il va apparaître et disparaître de sa vie pour tout bouleverser à chaque fois, comme une maladie insidieuse. Ceux qui essaient d’accompagner Suzanne, de la retenir, de l’aimer malgré elle, souffrent en silence : son père, routier et veuf, dépassé par les événements, sa sœur, délurée mais travailleuse, résignée à son rôle d’ouvrière à l’usine comme à la maison. Ainsi, le film joue d’ellipses brutales pour suivre les soubresauts d’une vie cabossée.
Faire des ronds dans l’eau
Le procédé, d’abord utile à la création d’une certaine tension, s’use vite par son systématisme, quand le récit s’étiole dans des répétitions attendues (Suzanne en prison/hors de prison, Suzanne avec son fils/sans son fils, enceinte/pas enceinte/re-enceinte…). Sourde à la force de tout conditionnement social, Suzanne revendique le droit d’être une fille indigne et une mère détachée, dans un élan égoïste et rafraîchissant. Mais le portrait d’une femme libre devient douteux dès lors que Suzanne n’existe plus que par son désir inconditionnel pour Julien. Ni héroïne ni victime, la jeune femme incarne un masochisme pandémique. Parce qu’elle souffre (de l’absence de Julien comme de sa présence), Suzanne inflige à son père et sa sœur une souffrance qu’ils finissent aussi par accepter comme un état de fait. Dans son mouvement centripète, dirigé par l’amour passionnel de Suzanne pour son bad boy à la petite semaine, le film ne se complait pas seulement dans la représentation nauséeuse d’une féminité soumise, il se replie tout simplement sur lui-même. De ses erreurs, la frêle créature ne tire nulle leçon. Katell Quillévéré évite certes toute moralisation hâtive, mais s’englue aussi dans un excès de linéarité, malgré des ellipses sèches où le montage fait office de défibrillateur.
Trouver sa respiration
Mais le personnage de Suzanne n’en est qu’un centre névralgique dont on peut heureusement s’éloigner. Le road-trip des amants maudits est ainsi éludé pour conduire directement l’amoureuse à la case prison, voilà au moins un poncif évité. L’intervalle offre une respiration heureuse, en se concentrant sur ceux qui restent avec sensibilité. Mais, sur vingt ans, la fresque familiale joue souvent la partition d’un mélodrame facile : l’enfant en famille d’accueil ne reconnaît pas sa mère biologique, la gentille sœur connaît un destin tragique… Malgré sa prétention naturaliste, le film se condamne aussi à l’artifice (postiches, accessoires ostentatoires pour marquer une époque). Certes, des astuces tentent d’éviter le kitsch : signifier le passage du temps par un changement de coiffure et quelques éléments de costumes pour les femmes, par l’ajout d’une moustache ou une barbe naissante pour les hommes… Mais l’exercice demeure fragile et met en péril la fiction quand Suzanne paraît à peine plus âgée que son fils devenu adolescent. Katell Quillévéré nous offre en revanche le plaisir de découvrir une nouvelle Sara Forestier, mutique et renfermée, toute en nuance, dans un rôle qui lui permet de travailler une subtilité de jeu inédite. C’est déjà ça…