De Barbara Albert, réalisatrice et productrice autrichienne, un seul film avait jusqu’ici connu en France les honneurs d’une distribution en salles : Les Vivants, long-métrage de 2012 quelque peu bancal où elle suivait les péripéties d’une jeune étudiante berlinoise lancée dans une enquête sur un passé familial des plus troubles. Son premier film, resté inédit dans nos contrées, en avait fait l’un des plus vibrants espoirs du jeune cinéma européen : Nordrand (Banlieue nord), en compétition à la 56e Mostra de Venise (1999), croisait sur le mode du récit choral les destins cahoteux de jeunes adultes viennois, issus de tous horizons. C’était, hanté par le spectre du conflit yougoslave, un teen movie âpre et tendre : tout s’y jouait dans le contraste saisissant entre de longues virées nocturnes et des scènes d’une blancheur irréelle, engourdies dans une neige au double visage – accueillante et hostile. C’est donc dans ce hiatus entre ténèbres et lumière qu’avait éclos le regard de la cinéaste – ses trois films suivants (Cellules meurtrières en 2003, Tomber en 2006 et Les Vivants en 2012) laissaient entrevoir cette tension originaire sans jamais la réinvestir totalement. Si Mademoiselle Paradis, son cinquième et dernier long-métrage en date, apparaît comme le plus maîtrisé, c’est parce qu’elle y opère un virage radical qui la ramène tout droit à l’objet de sa fascination première : la lumière intérieure qui irradie d’un visage de jeune fille, dont elle ferait le véhicule privilégié de la narration.
Un corps perdu dans la difformité du monde
Le film aurait dès lors gagné à conserver son titre original en traversant le Rhin : Licht, lumière. Titre simple, limpide et, compte tenu de l’histoire qu’il recouvre, presque oxymorique. De fait, Barbara Albert adapte avec l’aide de sa scénariste Kathrin Resetarits un roman d’Alissa Walser inspiré de la vie de Maria Theresia Paradis (incarnée ici par Maria Dragus), pianiste prodige malgré la cécité dont elle est atteinte depuis ses trois ans. En 1777, ses parents, qui la trimbalent de cour en cour comme une bête de foire, font le voyage avec elle jusqu’à la pension du médecin Franz Anton Mesmer (Devid Striesow) dont les méthodes sont loin de faire consensus – c’est l’époque où le magnétisme, jusque dans les plus hauts cercles intellectuels, est la dernière « science » à la mode. On croit à l’existence, dans le corps humain, de fluides influençables par énergie électrique. Par une sorte miracle, les séances de rééducation de Mesmer semblent porter leurs fruits et Maria Theresia est en voie de recouvrer la vue.
Mais de miracle, il n’est en définitive pas vraiment question dans Mademoiselle Paradis. Non pas que la réalisatrice nous invite à prendre pour argent comptant les justifications à prétention scientifique que Mesmer donne aux parents de la jeune pianiste. Seulement, à aucun moment Barbara Albert ne filme ce commencement de guérison comme un événement extraordinaire où, soudain, l’environnement de l’héroïne s’éclairerait sur un mode épiphanique : car c’est bien au contraire la banalité voire la laideur du monde commun qui se révèle à mesure que le récit progresse et que le visage de l’actrice se teinte des nuances du désespoir ou de la perplexité. Ainsi, lors de la longue scène de promenade dans le parc du domaine, la mise en scène se garde bien de tenter une plongée « sensorielle » dans la vision subjective du personnage – et dans cette perspective, les quelques plans subreptices de nature (eau, arbres) qui ponctuent le montage en de rares endroits sont amenés, dans leur voilage impressionniste, comme des visions quasiment rêvées et déconnectées de l’expérience sensible, à l’instar des plans du désert qu’on entrevoyait à la fin de Kaspar Hauser. Moins qu’un aveu de faiblesse, c’est avant tout une manière intelligente de reconstituer l’espace mental de Maria Theresia en faisant rejaillir l’étrangeté sur ce qui, à l’image, rend celle-ci avec d’autant plus de relief : le corps peu assuré de la jeune femme, tâtonnant dans un monde qui n’est pas fait pour lui. Vers la fin de cette scène de promenade, Maria Theresia s’arrête subitement au bord du chemin et un petit attroupement constitué d’autres pensionnaires se forme bien vite autour d’elle, avant qu’un grand éclat de rire collectif ne retentisse : un bras tendu dans le vide, elle essaye en vain de toucher, avec la paume de sa main, le tronc d’un arbre placé en réalité à bonne distance de l’endroit où elle se trouve.
Partant, c’est essentiellement cette platitude du monde visible que Barbara Albert cherche à mettre en scène, suggérant l’idée d’une rigidité universelle – aussi bien naturelle que culturelle – dans laquelle serait irrémédiablement engoncé – comme dans un corset trop ajusté – le corps de l’héroïne. La cinéaste va même plus loin, en choisissant de montrer très nettement que l’ouverture de Maria Theresia à la vue signe pour celle-ci une perte totale de prise sur la réalité : sanctionnée, au sein de la bonne société dans laquelle elle évolue, par un logos inflexible, sa perception du monde sensible se voit systématiquement frapper d’impropriété. Au détour d’une scène, elle s’attire les moqueries de sa mère pour avoir trouvé « beau » un tas d’immondices et dans une autre, les railleries d’un médecin rival de Mesmer parce qu’elle ne parvient pas à associer le mot correspondant à l’objet qu’on lui présente – une montre à gousset.
Quelques notes d’espoir
Si Barbara Albert a ici véritablement à cœur d’exhiber les turpitudes du jeu de masques social, elle est cependant loin de s’y complaire, et la reconstitution historique n’est bientôt plus qu’un arrière-plan de vraisemblance que la caméra oublie pour capter ce qui l’intéresse : les variations d’humeur de Maria Theresia et la métamorphose d’un visage par laquelle elles passent, celui de Maria Dragus. Découverte avec Le Ruban blanc de Michael Haneke dans un second rôle mémorable, l’actrice allemande d’origine roumaine donne ici chair au handicap de son personnage à travers une interprétation résolument sensuelle. Prenant le risque de l’outrance, elle parvient à rendre tangible la désorientation de Maria Theresia sans jamais sombrer dans la caricature, et c’est bien ce travail d’équilibriste que Barbara Albert accompagne à chaque instant.
En ce sens, le jeu d’échos que la dernière scène établit avec la première traduit moins l’enfermement de l’héroïne dans la cécité qu’une libération, fût-elle dérisoire, qui n’appartient qu’à elle. Aussi, dans le dernier plan du film, le discret sourire qui illumine furtivement son visage est-il cette infime variation qui vient briser la roideur du dispositif dans lequel elle était emprisonnée – et qui porte en lui la virtualité d’une jouissance subversive : comme dans les premiers plans du film, Maria Theresia est assise à son piano ; sa mère – paire d’yeux de substitution – collée, comme à son habitude, au dos de sa fille. Et comme dans la scène d’ouverture, Maria louche terriblement – ce qui menace dangereusement de déplacer l’attention du public de sa musique vers son visage incontrôlable. Mais à la différence de la scène inaugurale où elle devait faire face, sans la voir, à une assemblée tout à la fois amusée et malveillante, Maria joue ici devant des rangées de sièges encore vides : le piano figure alors ce monde intérieur à la richesse certes communicable, mais irréductible en même temps à tout jugement définitif et qu’étoffe, note après note, l’expérience ineffable de la musique.