À l’heure où la critique établie n’hésite pas à parler de « radicalité du geste » au sujet du récent P’tit Quinquin de Bruno Dumont, on se demande bien quelle formule ample et définitive pourrait résumer les premiers films de Werner Herzog, réunis dans ce coffret par les éditions Potemkine. Comparaison n’est pas raison… mais le terme (bien commode) de « radicalité » sonnant du coup un peu creux, on préférera rappeler, plus simplement, l’urgence de découvrir, ou de revoir, l’œuvre de jeunesse d’un fou qui ne cherchait rien d’autre que confronter sa propre folie à celle de ses semblables (ou l’inverse). Et qui parvenait, ce n’est l’apanage que de quelques-uns, à faire une sublime tambouille avec ses extases, ses énigmes et sa mystique des corps, du langage et des apparences.
L’expérience des limites
Passons sur le cinéma de la performance, qui a conduit à construire la légende – et quoique les exploits de Herzog, grand voyageur et authentique tête brûlée, soient bien réels – d’un cinéaste « casse-cou », un terme qu’il récuse lui-même dans son commentaire de Fata Morgana. S’il s’agit certes d’un angle d’attaque possible et pourquoi pas plausible d’une œuvre qui passe d’un désert africain à une jungle péruvienne, d’une colonie pénitentiaire pour nains aux tremplins de saut à ski, c’est aussi le piège d’une filmographie qui, très tôt, a fait la part belle aux rumeurs (Aguirre et ses coups de revolver) et aux scandales (le voyeurisme des Nains aussi ont commencé petits, plus tard celui de Grizzly Man). Homme de tournage – le scénario des Nains fut écrit en seulement trois jours – Herzog a tout de l’aventurier, et son goût immodéré pour l’impossible l’a certes amené à expérimenter quelques limites. Mais l’œuvre réunie ici, celle du jeune Herzog (il a 34 ans lorsque sort sur les écrans son huitième film, L’Énigme de Kaspar Hauser), témoigne d’autre chose que des tournages apocalyptiques ou des « sujets à caution » : dès sa première fiction (Signes de vie), où un soldat allemand s’enferme peu à peu dans sa folie sous un soleil de plomb, le cinéma de Herzog arpente avec une obstination d’enragé, sans repos, le seul territoire qui semble l’intéresser vraiment : celui du langage.
Retour au langage
Aux balbutiements de Kaspar Hauser, le sauvage qui deviendra philosophe, répondent les imprécations que Kinski adresse aux singes dans Aguirre, la faconde de Fini Strausbinger, l’aveugle sourde dont le babil traverse pour nous, par la grâce d’une caméra inquisitrice, le « pays du silence et de l’obscurité » (l’un des films majeurs de ce coffret), ou encore les accents suraigus et le rire d’outre-tombe des nains de Lanzarote : peu de dialogues convenus et bavards dans ces films de jeunesse, mais une mise en scène constante et troublante du langage, jusque dans l’usage souvent décrié d’une voix off parfois équivoque, jusque dans la récitation fascinante de la vieille Lotte Eisner dans Fata Morgana, voire la mélomanie protéiforme de Herzog (Mozart, Léonard Cohen, les musiques psychédéliques créées par le groupe Popol Vuh…). Si l’enfermement, la chute, la destruction de tout et de soi-même, la force et l’impuissance sont bien les motifs les plus voyants de son cinéma, tous présents dans ces premiers films, ils sont toujours arrimés à la question du langage. C’est la parole du champion déçu que traque Herzog, commentateur sportif, alors que Steiner manque chaque jour un peu plus de se fracasser le crâne en bridant son exploit. C’est leur parole que libère Herzog en suivant ces aveugles « au carré », prisonniers à la fois de leur cécité et de leur surdité, et c’est encore un même langage, absurde et émouvant, qui clôt, dans des images d’une force stupéfiante, le Pays du silence et de l’obscurité (l’arbre touché comme un mystère par l’aveugle) et Les nains aussi ont commencé petits (la colère du nain face à l’immobilité muette de l’arbre, calme comme un affront).
« On voudrait bien savoir comment ce merdier a commencé… »
Face aux deux forces hostiles qui de toutes façons auront le dernier mot – le temps et « Dame nature » – l’homme n’a pour lui que son corps et son langage. Le corps, c’est celui d’un athlète, d’un aveugle ou d’un nain, et il faut vivre avec. Rien ni personne, à l’inverse, ne peuvent interrompre le flot des paroles qu’opposent le soldat reclus dans son fort (Signes de vie), les nains enfermés dans leur maison de correction, la curiosité peu convenable de Kaspar Hauser ou la colère d’Aguirre. Fort de cette vérité, Herzog crée son propre langage cinématographique en toute liberté et indépendance (de style, d’esprit) et réserve à chacun sa part de beauté : loin des raffinements ostentatoires d’un Kubrick, ses reconstitutions historiques sont d’un naturalisme qui confine au magique (Aguirre, L’Énigme de Kaspar Hauser). Pas plus soucieux de réalisme que de moralisme (ou de leurs contraires), Werner Herzog intensifie le réel (celui d’une prétendue « réalité documentaire », dont il sait par ailleurs respecter les exigences) et, pour reprendre la formule de Hervé Aubron sur Les nains aussi ont commencé petits, « fait voler en éclat le symbole et l’allégorie » (tout en jouant avec une morale qui réprouvera sans doute un « Échange avec des personnes de petite taille après la projection du film » en guise de supplément des Nains aussi ont commencé petits…).
Documenteur
Cinéma des extrêmes et des origines, ces films de Herzog n’ont finalement de « premiers » que le nom et le calendrier : le jeune Herzog n’est pas de ces cinéastes qui « progressent ». D’une certaine façon, il ne fera pas « mieux » que Fata Morgana ou Aguirre. La forme et la nature singulières du film documentaire en particulier, telles qu’illustrées dans des œuvres récentes, sont tout entières dans Le Pays du silence et de l’obscurité ou La Grande Extase du sculpteur sur bois Steiner : le « cinéma vérité » est un oxymore, Herzog sait tirer toutes les conséquences de sa position d’artiste. Quitte à se voir déjà, comme ce fut le cas pour Pays du silence et de l’obscurité (1971), accusé de manipulation. Vérifier la constance dans les choix artistiques et les questionnements de Werner Herzog, c’est aussi l’intérêt de cette édition enrichie de versions commentées par leur auteur (parfois un peu cabotin), toutes présentées par Hervé Aubron ; deux entretiens avec Noël Simsolo, et Pierre-Henri Deleau rappellent en outre le rôle du jeune Werner Herzog dans un cinéma allemand « sous perfusion », qu’il a contribué à faire renaître dans les années 1970 aux côtés de Schlöndorff, Fassbinder et Wenders. Un cinéma dont il lui faudra explorer la mémoire, ce qui aura lieu pour Herzog quelques années plus tard…